Plus de 270 civils tués en cinq jours, au Soudan, selon un bilan rapporté ce mercredi par les ambassades occidentales à Khartoum. Elles précisent qu’il s’agit d’un « bilan provisoire », tant les accès sont coupés dans la capitale. L’électricité ne fonctionne plus. Les hôpitaux sont ravagés. Plusieurs d’entre eux ont été bombardés par l’armée de l’air et l’artillerie des deux camps. C’est le cas du Royal Care International Hospital, un hôpital privé de la capitale où le Dr Salman Omar travaille.
Dr Salman Omar : Il devait y avoir un cessez-le-feu de 24 heures, entre hier 18h (mardi) et aujourd’hui (mercredi), 18h. Il devait permettre d’évacuer les blessés et de laisser le personnel médical rejoindre les hôpitaux. Mais jusqu’à présent, on entend toujours les tirs, les explosions, l’artillerie lourde. Ça ne s’arrête pas. Même pendant la période de cessez-le-feu, les deux parties en conflit ont continué à s’affronter, alors qu’elles s’étaient mise d’accord pour aider les civils soudanais.
Ce n’est pas seulement de la fatigue que nous ressentons. Ce qui est tragique, c’est que nous avons perdu beaucoup de gens. Beaucoup de jeunes de moins de 30 ans. Des enfants aussi. La situation est vraiment très mauvaise. Notre hôpital est actuellement hors service. Nous sommes la dernière équipe à avoir quitté les lieux ce matin. Le bâtiment a été ciblé par des tirs d’artillerie lourde.
Depuis samedi, l’hôpital ne tourne plus qu’au gaz parce que l’électricité a été coupée. Et il ne nous reste plus que deux barils de gaz pour continuer à faire fonctionner l’hôpital. Il y a deux jours, nous avons donc commencé à économiser l’électricité. Nous avons dû demander à beaucoup de gens de rentrer chez eux, parce que nous n’avons ni médicaments, ni matériel médical. Nous manquons aussi de personnel. Les équipes médicales sont en état d’épuisement. Il n’y a pas de nourriture, pas d’eau, pas de gaz, pas de matériel… Le seul service qui fonctionne encore, à l’heure actuelle, est l’unité de soins intensifs.
Nous avons affaire à des fractures osseuses. On fait aussi beaucoup d’ablations de la rate, à cause des blessures par balles. On soigne aussi des blessures dans le dos ou des blessures aux extrémités. Tous ceux qui avaient des blessures mineures ont survécu. Mais nous avons eu huit morts par balle confirmés à l’hôpital parce qu’encore une fois, on manque de gants et matériel médical. Même pour obtenir le renfort de certains médecins, comme un anesthésiste pour les opérations par exemple, c’est compliqué. Il faut énormément de temps pour en trouver un en mesure de se déplacer jusqu’à l’hôpital, pour aller sauver des vies.
Il y a deux jours, l’hôpital a dû fermer. On ne pouvait donc pas accepter de patients. Vous savez, le plus douloureux dans cette situation, c’est de voir un blessé, un être humain, et de ne rien pouvoir faire pour l’aider. C’est ça le sentiment le plus difficile. Je n’ai jamais connu de situation comme ça par le passé. Nous sommes des médecins. Nous avons notre habilitation pour travailler. Mais sans notre matériel, nous ne pouvons rien faire. Nous sommes comme le reste des Soudanais. Cette situation est vraiment très difficile. Les gens sont effrayés. Et nous, on ne peut pas aider plus.
Sur la vingtaine d’hôpitaux que compte Khartoum, 12 sont actuellement hors d’état de fonctionner. Les patients ont dû quitter les lieux, y compris ceux atteints de maladies chroniques, cancers et qui ont besoin de chimiothérapies ou de radiothérapies. Vous n’imaginez pas à quel point la situation est grave. Le secteur de la santé au Soudan a vraiment besoin d’aide. Si nous ne sommes pas en mesure d’assurer les soins de santé, ça veut dire qu’il y aura beaucoup de morts.
Dans votre hôpital, vous avez vu beaucoup de gens mourir parce qu’ils n’ont justement pas pu être soignés ?
Oui… Ils n’ont pas pu être pris en charge parce que nous n’avions pas l’équipement nécessaire. On n’a pas assez de matériel. On n’a pas de sang. On n’a pas de fluide pour les perfusions. Tous nos stocks ont été complètement épuisés ces quatre derniers jours.
Un autre hôpital a été totalement détruit par l’armée parce qu’ils aidaient les FSR [les Forces de soutien rapide, du général Hemedti, NDLR]. Mais vous savez, nous sommes des médecins. Nous ne sommes pas partisans d’un camp ou d’un autre. Nous aidons tous les êtres humains sans distinction, s’ils sont blessés. Nous ne sommes pas des politisés. Notre métier, c’est de sauver des vies. Quand ils ciblent les hôpitaux comme ça, les équipes médicales ressentent une immense tristesse. Elles sont aussi effrayées pour leurs propres vies. Elles ont peu d’être prises pour cible avec les patients à l’intérieur.
Vous savez, il y a deux jours, dans notre propre hôpital, nous avons dû évacuer quatre femmes médecins, parce qu’elles n’arrivaient plus à s’arrêter de pleurer. Elles voulaient rentrer chez elles. Elles étaient épuisées par tout ce qu’elles avaient vu. Dans ces moments, vous ne savez même ce qui arrive à votre propre famille. Vous ne savez pas si elle est en sécurité. Et pour moi, est-ce que ça va aller ? Ce sont les questions que les médecins se posent.
Votre émotion est palpable. Est-ce que vous avez aussi eu affaire à des enfants, au sein de votre hôpital ?
Oui. Nous prenons en charge quatre enfants, en ce moment. Quatre enfants de moins de deux ans. Ce sont des bébés. Ils ont des blessures par balles, notamment à l’abdomen et à la tête. Ils n’ont même pas un an et nous devons les opérer. Nous devons leur ouvrir l’abdomen pour retirer les balles. C’est terrible et ça nous rend encore plus anxieux et en colère par rapport à tout ce qu’il se passe.
Cette guerre doit s’arrêter. Beaucoup de gens sont déjà morts. Et beaucoup d’autres vont mourir parce qu’il n’y a pas de prestataires de soins médicaux à l’heure actuelle au Soudan. C’est la situation actuelle.
On peut voir la peine, la douleur, dans le regard des gens. Les gens ne savent pas ce qu’il va se passer par la suite. Vont-ils vivre ou mourir ? Vous pouvez imaginer à quel point la situation s’aggrave. Des gens que je ne connais pas m’appellent. Ils me supplient d’aider leur père malade. Et moi, je dois leur expliquer que je ne suis pas au travail et que je n’ai pas le matériel médical adapté. Alors, ces gens me demandent ce qu’ils doivent faire maintenant. Mais vous ne pouvez pas leur donner de bonne réponse. Cette situation est en train de tuer lentement des gens alors que la plupart d’entre eux vivent déjà dans la pauvreté. La plupart des gens au Soudan vivent déjà sous le seuil de pauvreté.
Pour être honnête, je ne pense pas que la situation va s’améliorer, si les deux parties – les militaires et les FSR – continuent à s’affronter. En ce moment, on est censé être en période de cessez-le-feu. Mais les tirs ne s’arrêtent pas.
Personne n’arrive à dormir. Moi, je n’ai pas fermé l’œil depuis deux jours. Je suis toujours en train de regarder vers chez moi, pas très loin de l’hôpital, pour être sûr que ma famille va bien. Dès qu’on entend une explosion, on prend son téléphone pour appeler sa sœur, sa famille, ses amis pour s’assurer que personne n’a rien. C’est ça, la vie des Soudanais en ce moment.
On ne sait pas ce qu’il va se passer. On espère qu’ils entendront notre appel à arrêter ce qu’ils sont en train de faire parce que beaucoup de gens sont train de mourir. On se fiche de la situation politique. Les besoins actuels sont surtout humanitaires. Il y a plein de cadavres dans les rues. Les gens ne peuvent même pas les déplacer parce qu’ils ont peur de risquer leur vie s’ils sortent de chez eux. C’est vraiment dur… Et nous avons besoin que les tirs cessent le plus rapidement possible.