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Alternance 2020,Gbagbo…Le (conseiller de Soro) crache du feu : «Le régime Ouattara a peur du changement»

« Ce que Soro nous a dit… »

francklyn

Alternance 2020, nationalité, Gbagbo…/ Franklin Nyamsi (conseiller de Soro) crache du feu : «Le régime Ouattara a peur du changement»
Quelque temps après un colloque que ses pairs et lui ont organisé à Abidjan fin avril 2015, nous avons voulu aller plus loin avec le Professeur Franklin Nyamsi. Dans cette interview que nous a accordée ce professeur agrégé de philosophie, doublé de conseiller de Guillaume Soro, président de l’Assemblée nationale de Côte d’Ivoire, il revisite des thématiques abordées lors du colloque. Nationalité, foncier, les années Gbagbo, l’alternance en 2020, tout y passe. Interview-vérité.
 
Vous avez organisé récemment un colloque qui a jeté un regard critique sur la Côte d’Ivoire de l’après 11 avril 2011. Que peut-on en retenir ?

La date du 11 avril faisait l’objet de récupération politicienne. Il y avait globalement deux camps : ceux qui voyaient dans le 11 avril 2011, l’humiliation de Laurent Gbagbo par la France et le régime naissant du président Ouattara ; le triomphe par les armes de ceux qui auraient perdu dans les urnes. C’était le camp de la refondation et de ses propagandistes. En face, il y avait l’euphorie des Houphouétistes. De retour au pouvoir après une alliance remarquable, fondée en 2005 à Paris par les présidents Bédié et Ouattara, la majorité au pouvoir s’est mise à croire que nous étions dans le meilleur des mondes, parce que l’houphouétisme est de retour au pouvoir.

Le colloque a-t-il consisté à départager ces deux blocs ?

 Nous avons, au cours du colloque, essayé de montrer que ces deux attitudes nous éloignaient de la vraie symbolique du 11 avril 2011. Le 11 avril, ce n’est pas la date de l’humiliation de la Côte d’Ivoire par la France parce qu’aucun pouvoir ivoirien, depuis le président Félix Houphouët Boigny, n’a été, en réalité, incompatible avec les intérêts français ; il y a une continuité dans la politique française de la Côte d’Ivoire et dans la politique ivoirienne de la France. De Houphouët Boigny à Laurent Gbagbo en passant par Henri Konan Bédié et Robert Guéi, y compris Alassane Ouattara, aucun d’eux n’a changé les fondamentaux des relations ivoiro-africaines mises en place par la France depuis les années 60.

Est-ce à dire que, pour vous, le régime Gbagbo a composé avec la Françafrique, contrairement à ce qu’il prétendait ?

Voilà encore une mystification du régime Gbagbo. Quand Gbagbo prend le pouvoir en 2000, c’est avec l’appui de la France, dont le gouvernement d’alors était socialiste. Membre de l’Internationale socialiste, et donc en amitié avec l’élite socialiste française au pouvoir ; à ce titre, il bénéficie de la reconnaissance immédiate de la France. Ce qui est déterminant sur le plan de la diplomatie internationale. Par ailleurs, Gbagbo lui-même dit que lorsqu’en 2002, son pouvoir fait face à la rébellion dirigée par Guillaume Soro, la France va l’aider logistiquement, diplomatiquement et même financièrement. D’autre part, il faut souligner que le programme à partir duquel le Fpi va gouverner en 2000 a été rédigé en 1988, et que c’est une copie conforme de la doctrine de la social-démocratie française. Enfin, il faut regarder l’évolution des intérêts économiques de la France sous Laurent Gbagbo : le pouvoir Gbagbo n’est jamais sorti du système du Cfa. Certes, on nous a fait miroiter, en pleine crise post- électorale, l’idée d’une monnaie ivoirienne de la résistance ; mais on a vite compris que ceux qui en parlaient n’y avaient jamais cru. M. Mamadou Koulibaly, qui était président de l’Assemblée nationale pendant dix ans, n’a jamais voté une seule loi appelant la Côte d’Ivoire à sortir de la zone Cfa.

“ Houphouët Boigny a été le fondateur du panafricanisme concret.” 

Les partisans de Gbagbo le présentent pourtant comme une victime de sa politique de rupture d’avec les vieilles combines des autorités françaises en Afrique.

Je vous disais tantôt que c’était pure mystification. Car, la position géostratégique de la France comme puissance militaire tutélaire dans la sous-région de l’Afrique francophone avec le 43e BIMA (Bataillon d’infanterie de marine) n’a jamais été remise en cause tout au long du règne de Gbagbo. Ce n’est qu’à la dernière minute qu’il en a contesté la légitimité. Sinon, pendant dix ans, Laurent Gbagbo n’a pris officiellement aucun acte pour demander aux forces françaises de quitter la Côte d’Ivoire. Il en a eu besoin pour se protéger chaque fois que c’était nécessaire. Je rappelle qu’en 2002, son premier réflexe a été de demander à la France de l’aider à écraser la rébellion. Donc le recours à la France est systématique sous Laurent Gbagbo. La controverse au sujet de la France n’était, en réalité, qu’un dépit amoureux : quand la France ne lui donne pas ce qu’il veut, alors il se présente comme quelqu’un qui est contre la France ; mais quand elle lui concède ce qu’il réclame, alors ça marche.

L’on a également prétendu que le régime Gbagbo a été attaqué en 2002 parce qu’il voulait remettre en cause les intérêts français en Côte d’Ivoire. Qu’en savez-vous ?

A la vérité, Laurent Gbagbo n’a jamais vraiment rompu avec la politique africaine de la France. J’en veux pour preuve, la façon dont ont été gérés les intérêts des multinationales françaises sous son règne. Bolloré a été fait commandeur du mérite national ivoirien ; il a eu accès au contrôle du port et de l’aéroport. Les grands groupes pétroliers français détenaient toujours des parts dans l’économie ivoirienne ; les banques françaises avaient pignon sur rue en Côte d’Ivoire. Gbagbo n’a donc pas réduit l’influence économique française en Côte d’Ivoire durant son règne. La vérité, c’est qu’il a cherché en vain à utiliser l’influence économique et géostratégique française contre ses adversaires politiques. Voilà pourquoi j’invite les uns et les autres à ne pas se fier aux seuls discours de la refondation mais plutôt à la juger à ses actes. A travers ses actes, le régime Gbagbo a composé avec la France jusqu’au jour où la France ne lui a plus fait confiance. Sinon, Gbagbo, lui, était prêt à lui donner davantage pour se maintenir au pouvoir.

On a eu, par moments, l’impression que vous et vos pairs n’avez fait que le procès de l’ancien régime Gbagbo. Est-ce à dire que vous n’êtes pas d’accord avec les refondateurs quand ils disent s’inscrire dans la droite ligne des idéaux panafricanistes dé- fendus par Kwame Nkrumah, Patrice Lumuba et autres ?

Oui, vous avez parfaitement raison de le souligner. C’est simplement parce que ce régime ne s’inscrivait nullement dans les pas des illustres panafricanistes africains que vous citez. On ne peut pas produire la xénophobie comme idéologie de gouvernement, et se poser en héritiers des panafricanistes comme Lumuba, Kwame Nkrumah ; c’est contradictoire ! C’est faux de prêter à ce régime une filiation qui n’a jamais été la sienne. C’est un régime qui s’est installé sur le disque de l’idéologie ivoiritaire, inventé au milieu des années 90, par des intellectuels du Pdci-Rda sous le règne du président Henri Konan Bédié. C’est sur ce disque que le général Robert Guéi, et ensuite, le président Laurent Gbagbo, sont venus broder. Une fois que vous proclamez que la nation appartient exclusivement à certains individus, vous sortez de l’idéologie panafricaine, car le panafricanisme, c’est justement le dépassement du chauvinisme hérité des frontières coloniales. Et le nationalisme chauviniste n’a rien à voir avec le panafricanisme.

Pour vous donc, le régime Gbagbo n’avait rien de panafricaniste ?

Houphouët Boigny a été le fondateur du panafricanisme concret. Pour construire le poumon économique et agricole qu’était la Côte d’Ivoire, il a mené une politique hardie d’importation de populations immigrées, qui était déjà engagée par le colon. En effet, quand il a fallu lancer les premières grandes plantations de café et cacao, le colon français est allé chercher d’autres populations au-delà de ce qui est aujourd’hui considéré comme le territoire ivoirien. Le président Houphouët Boigny n’y a pas mis fin. Il s’est appuyé sur ses frères de la sous-région pour développer la Côte d’Ivoire parce qu’il savait qu’en retour, la Côte d’Ivoire dé- velopperait la sous-région. Il est allé plus loin en proposant, en 1966, devant l’Assemblée nationale de Côte d’Ivoire, le principe de la double nationalité. La sousrégion ouest-africaine, et par extension l’Afrique noire, aurait dû adopter ce principe d’Houphouët Boigny : donner aux nationaux venant de pays voisins, la possibilité d’être des concitoyens, et d’emblée, briser les reins au nationalisme chauviniste. Mais cette idée lumineuse d’Houphouët Boigny sera refusée par les députés ivoiriens. Autre acte majeur posé par Houphouët Boigny : il a autorisé, jusque dans les années 80, les étrangers d’origine ouest-africaine à prendre part aux élections en Côte d’Ivoire. Savez-vous qui va se dresser contre cela en 1990 ? Laurent Gbagbo. C’est Gbagbo et son parti, le Fpi, qui pointent du doigt les étrangers comme étant un obstacle à leur accession au pouvoir en tant que vrai ivoirien. Et, à la fin des années 90, les Ouest-africains résidant en Côte d’Ivoire sont exclus d’un droit qui leur avait été reconnu pendant pratiquement trente ans sous le président Houphouët Boigny.

Pour vous et les animateurs du colloque, le 11 avril marque donc un nouveau départ. Qu’est-ce qui a changé depuis lors en Côte d’Ivoire ?

Le colloque a montré qu’une nouvelle politique de développement a commencé : l’économie ivoirienne est passée de moins 4 % de croissance à près de 10 % ; la diplomatie ivoirienne est devenue inclusive, alors que pendant longtemps, elle avait été une diplomatie exclusive. Le professeur El Marouf a parlé de diplomatie de l’orphelin, par opposition à une diplomatie de la convivialité, du partage, en s’inspirant de l’évolution des rapports entre la Côte d’Ivoire et l’Afrique du Nord. Sur le plan politique, le pays est incontestablement plus apaisé que pendant les 10 années du régime Gbagbo ; les indices de sécurité de la Côte d’Ivoire sont comparables à ceux d’État qui n’ont pas connu de trouble. Enfin, sur le plan social, la Côte d’Ivoire s’est apaisée bien que tous s’accordent à dire qu’une quantité très importante des citoyens n’a pas encore bénéficié des fruits de la croissance, et que le gouvernement se doit de mener une politique sociale plus hardie. Ce sont les conclusions de la Banque Mondiale et du Fonds monétaire international. Donc, si je devais me résumer, ce colloque a montré que la société ivoirienne d’avant le 11 avril 2011 était une société close du fait d’une idéologie centrale qui a montré ses limites : celle de l’ivoirité.

Encore l’ivoirité. N’est-ce pas trop facile de mettre tout sur le dos de l’ivoirité ?

Nous avons montré que la crise militaro-politique qui a secoué la Côte d’Ivoire ces dernières décennies, ne saurait s’analyser sans examiner l’impact de l’avènement de l’idéologie de l’ivoirité. Qu’estce donc l’ivoirité ? C’est la réponse que la classe politique ivoirienne, au milieu des années 90, a donnée à un problème socio-économique fondamental : les ressources de l’État de Côte d’Ivoire ne permettaient plus de satisfaire les besoins des populations ivoiriennes qui ont triplé en trente ans. Une partie des intellectuels ivoiriens a alors élaboré le concept de l’ivoirité pour réserver les ressources de l’État de Côte d’Ivoire à une partie des populations de ce pays, désignées comme les vrais ivoiriens. C’était une fausse solution, car l’exclusion n’a pas été acceptée par les exclus. Pour faire face aux mêmes difficultés socio-économiques, l’autre solution a été d’essayer de réformer l’État, de diversifier l’économie ivoirienne pour que de nouvelles ressources permettent de satisfaire les besoins qui étaient exorbitants. C’est cette solution qui a été esquissée, au début des années 90 par Alassane Ouattara, alors Premier ministre d’Houphouët Boigny. Il avait entrepris de réformer l’État de Côte d’Ivoire du point de vue de sa gestion, de son organisation. Il préconisait de donner au privé une plus grande marge d’initiative pour créer des emplois afin de faire face au marasme de l’économie internationale basée sur l’exploitation des matières premières, et qui a été héritée de la colonisation. C’est ce travail que les Houphouétistes ont repris, à savoir la réforme de l’État de Côte d’ivoire, de la société ivoirienne, pour faire face aux défis nouveaux. Ce n’est pas un travail facile, c’est une œuvre de longue haleine.

Une communication, au cours du colloque, a appelé à repenser la nationalité. Son auteur a même soutenu que le régime actuel jette un voile pudique sur la question. Partagez-vous cette lecture du Dr Mamadou Djibo ?

Absolument. Dr Mamadou Djibo a étudié les différents régimes relatifs à la question de la nationalité en Afrique. Il s’est rendu compte que le régime de la nationalité, actuellement en vigueur en Côte d’Ivoire, est conflictuel parce que la loi fondamentale de Côte d’Ivoire a été adoptée dans des conditions, disons, paradoxales. D’abord, parce qu’elle a cristallisé la reconnaissance de l’ivoirité comme étant le principe organisateur de la cité : dès lors que le président de la République doit être né de père et de mère, eux-mêmes ivoiriens d’origine, ce qui est nié là, c’est le métissage réel et sociologique de la Côte d’Ivoire. En 1998, une loi sur le foncier rural réservait déjà toutes les terres à des Ivoiriens autochtones, c’est-à-dire à ceux qu’on a appelés des Ivoiriens de souche multiséculaire. A la même époque, sous le régime du président Henri Konan Bédié, une disposition légale, votée par les députés d’alors, disait que les fonctions de député étaient réservées à des Ivoiriens de père et de mère, eux-mêmes de souche ivoirienne ; un cadenassage de la citoyenneté ivoirienne par le mythe de la pureté des origines. La Côte d’Ivoire avait à peine cent ans quand, déjà, des gens se prétendaient ivoiriens de souche multiséculaire. Comment pouvez-vous être de souche multiséculaire dans un pays qui n’a pas cent ans ?

Pour autant, peut-on dire que le régime Ouattara est gêné d’apporter des solutions courageuses à ce problème de la nationalité ?

Le colloque a, en tout cas, noté que la constitution actuelle porte encore les traces de l’idéologie ivoiritaire, qui a fait tant de mal à ce pays. C’est le constat qu’a fait Dr Mamadou Djibo, mais il est allé plus loin, en faisant remarquer que le camp houphouétiste a comme honte de mener les ré- formes hardies pour lesquelles il s’est battu. De 1999 à 2011, tous les conflits que la Côte d’Ivoire a connus sont liés au fait que l’idéologie de l’ivoirité faisait face à la revendication des exclus de cette idéologie. Comment comprendre donc qu’à la fin du premier mandat du président Alassane Ouattara, les clauses conflictuelles inscrites dans la loi fondamentale, concernant notamment la fonction de président de la République, de député, et même celles relatives au foncier rural, n’aient pas été sérieusement retouchées ? Sans doute parce qu’il n’est pas facile de changer une société en un temps record ; il y a encore ce qu’on peut appeler des mécanismes réfractaires au changement. Il y a même chez ceux qui ont la légitimité démocratique, la peur du changement, la peur du qu’en-dira-t-on.

Qu’est-ce qui vous fait dire cela ?

C’est en raison de cette peur, qu’en 2000, les acteurs politiques ivoiriens ont appelé à voter une constitution avec laquelle plus de la moitié des populations de la Côte d’Ivoire, était en désaccord. C’est au nom de cette même logique qu’en 1998, les députés ont voté, à l’unanimité, les dispositions qui verrouillaient la fonction de député, en mettant en avant la pureté ivoirienne ainsi que la loi sur le foncier rural, qui opposait les autochtones, les néo-autochtones et les tributaires du droit rural moderne. Dr Djibo a voulu appeler à l’affirmation d’un courage politique nécessaire pour mener les réformes qu’il faut pour que la société ivoirienne soit alignée sur son idéal. Ces ré- formes ne doivent pas attendre. Il y a des réformes qui doivent être mises en œuvre, et qui sont encore à la traîne. C’était une manière pour nous de dire aux Houphouétistes : « Vous avez encore du pain sur la planche, et donc pas de triomphalisme ».

Evoquant l’autre cause de la tragédie ivoirienne, vous avez dit, durant le colloque, que « le foncier reste un caillou dans la chaussure des différents régimes ivoiriens ». Où voulez-vous en venir ?

Effectivement. Nous avons essayé de montrer que la politique ivoirienne, de la colonisation à ce jour, s’explique par l’histoire de l’exploitation des terres de ce pays par les différents groupes humains qui s’y sont succédé, de sorte que, pour comprendre la politique en Côte d’Ivoire, il faut lire les cartes de la géographie économique et culturelle de ce pays. Voici un pays qui, en 1960, avait deux millions d’habitants sur son sol, et pratiquement 22 millions en 2015. Ce pays avait près de 16 millions d’hectares de terre disponible à l’indépendance, et en a moins d’un million à l’aube du 21e siècle. Les ressources du pays lui permettaient de couvrir les besoins de sa population, au point que pendant 20 ans, il a une croissance à deux chiffres. Mais voilà qu’à un moment donné, les recettes de l’Etat ne peuvent plus couvrir entièrement les besoins de la population, de sorte que, depuis 1990 notamment, ce pays doit recourir à la dette, doit faire appel à des partenaires internationaux pour combler ses besoins. Devant cette situation, comment vont réagir les dirigeants qui ont eu à gérer successivement le pays ?

Êtes-vous en train de dire que la question foncière est née de la récession économique survenue au début des années 80 ?

J’observe que les années Houphouët Boigny sont caractérisées par la confiance, parce que les recettes sont supérieures aux dé- penses ; l’Etat de Côte d’Ivoire peut nourrir les autochtones, les allochtones, offrir aux résidents qui arrivaient en Côte d’Ivoire, il y a seulement deux à trois heures, tous les soins médicaux, le logement etc. Mais, à partir du milieu des années 80, le pays est frappé par une crise : les recettes de l’Etat sont en chute, la dépense, quant à elle, continue d’augmenter parce que la masse démographique est supérieure aux ressources disponibles. Que faire alors dans ces conditions ? Le président Houphouët Boigny anticipe en faisant venir Alassane Ouattara, qu’il place à la tête d’un gouvernement de technocrates, qui a pour mission de réformer l’Etat afin que le pays soit capable de faire face à la demande sociale. La réforme est longue et douloureuse : c’est le dégraissage du mammouth, qui va engendrer des remous durant les années 90. Toutes les réformes de cette période se traduisent par un conflit entre deux interprétations de la sortie de crise : d’un côté, ceux qui appellent à une réforme de l’Etat, de sorte qu’il soit capable de favoriser l’initiative privée, laquelle va, en retour, combler les faiblesses structurelles de l’Etat. C’est ce qui a été appelé la politique de l’ajustement structurel. Une réponse difficile qui contraint tous les citoyens à travailler plus et à croire davantage en leur capacité d’initiative pour affronter la vie.

Quelle était la deuxième approche ?

Deuxième attitude, c’est celle de ceux qui s’opposent à la réforme de l’Etat et préconisent qu’on réserve l’Etat à une partie des citoyens. C’est la réponse ivoiritaire. Comme cette réponse a triomphé sur le plan politique lors de la succession de 1993, elle s’est maintenue jusqu’en 1999 où elle a fait face à un coup d’Etat ; elle s’est reformulée sous la junte du général Robert Guéi, pour ensuite s’incruster à travers la Constitution et finalement , être récupérée et radicalisée par la refondation de Laurent Gbagbo, qui était, en vérité, une refondation ivoiritaire. Voilà les deux réponses insuffisantes que la Côte d’Ivoire a produites comme solution à la crise socio-économiques des années 90. Tout le monde voit aujourd’hui que la réponse de l’ajustement structurel présentait bien des insuffisances : il ne suffit pas de dégraisser l’Etat et recourir à l’investissement privé pour que l’économie soit relancée. Il ne suffit pas non plus de réserver l’Etat à une coterie de vrais citoyens, qui seraient supérieurs aux autres, pour que les choses marchent. Ce qu’il faut, c’est que tous les segments de la société soient mis en mouvement, c’est ce que le président Alassane Ouattarara a voulu faire durant ce mandat-ci. La sortie de la nuit ivoiritaire doit se faire en même temps que la sortie du mythe de l’ultralibéralisme triomphant. Ce sont ces deux mythes que la Côte d’Ivoire actuelle essaie de dépasser. Donc on ne pourra pas sortir la Côte d’Ivoire de la nuit ivoiritaire, si on ne la sort pas du mythe d’un ultralibéralisme qui serait, naturellement, porteur de bien-être social. Ce qu’il faut, c’est articuler une politique d’inclusion citoyenne avec une politique de progrès social et économique partagé.

Vous semble-t-il défendable ou éthique que ceux qui s’estimaient victimes d’injustices nées des questions de la nationalité et du foncier, recourent aux armes comme moyen de revendication ?

C’est une question qui m’a souvent été posée, et je donne toujours, systématiquement, la réponse suivante : toutes les rébellions ne se valent pas. Ce n’est pas le fait de prendre les armes qui fondent les raisons, ce sont les raisons pour lesquelles, parfois, il arrive qu’on prenne les armes, qui peuvent expliquer qu’on comprenne ou condamne ceux qui ont pris les armes. Dans le cas de la Côte d’Ivoire, dès que le régime Gbagbo s’est installé dans la logique d’extermination d’une partie de la population de Côte d’Ivoire, comme en témoigne le charnier de Yopougon en 2000, le droit international considère comme imprescriptible la révolte contre un régime qui considère l’extermination d’une partie de sa population comme une finalité. En droit international, c’est légitime. Je fais partie de ces intellectuels qui estiment que, partout en Afrique où des régimes politiques se donnent comme projet l’extermination, l’élimination physique de toute population ou de tout adversaire politique, représentant une possibilité d’alternance, le droit de résistance est imprescriptible. Par conséquent, ce n’est pas le fait de prendre les armes qui est légitime mais le fait d’être en légitime défense qui peut justifier cette forme extrême de défense des droits civiques. C’est là ma position de principe.

On pourrait vous reprocher de donner une prime au recours aux armes comme moyen de revendication. N’est-ce pas ?

En général, je suis contre l’idée de donner une prime à la rébellion. Mais je répète que toutes les rébellions ne se valent pas. Il y a des rébellions mues par des intérêts particuliers : la confiscation du pouvoir, ôte-toi de là que je m’y mette ; et qui ne sont donc pas au service d’une transformation démocratique de la société. Les démocraties française, américaine ou anglaise, qui sont citées comme des modèles aujourd’hui, ont été fondées par des révolutions. Pour moi, le combat du Mouvement patriotique de Côte d’Ivoire (Mpci, ex-rébellion, ndlr) de Guillaume Soro contre le régime ivoiritaire de Laurent Gbagbo était une lutte révolutionnaire, qui a contribué à fonder l’esprit de la démocratie ivoirienne.

Depuis quatre ans, Laurent Gbagbo est détenu à La Haye. A-t-il encore un avenir politique en Côte d’Ivoire ?

Je ne puis dire quelles seront les conclusions de la Cour pénale internationale (Cpi) à propos deLaurent Gbagbo mais j’ai l’impression qu’il y sera pour un bon bout de temps encore. Je pense que, comme l’ont établi clairement et la Cpi et la justice ivoirienne, le régime Gbagbo est le principal responsable de la crise post-électorale. J’observe que Laurent Gbagbo a mis en place une stratégie singulière visant à lui permettre de demeurer un acteur du jeu politique en Côte d’Ivoire. A cet effet, il a décidé de prendre le Fpi en otage. En demeurant un acteur du jeu politique dans son pays, il espère faire valoir cela comme un argument dans le cadre de son procès à La Haye ; argument qui consiste à dire : « Je suis incontournable en Côte d’Ivoire, et donc si vous ne me libérez pas, la Côte d’Ivoire sera bloquée ». C’est la stratégie des faucons du Fpi : maintenir Gbagbo dans le champ politique ivoirien pour que cela soit pris en compte lors de son procès à La Haye. Ils partent du principe que la Cpi tiendra compte de l’impact de Gbagbo dans le contexte politique ivoirien, avant de rendre son verdict. Et cela, parce que la Cpi a également vocation à promouvoir la paix et la stabilité dans les Etats. Si donc la paix et la stabilité de la Côte d’Ivoire passent par la libération de Laurent Gbagbo, alors, estiment ses partisans, cette juridiction internationale aura tendance à réduire sa peine ou à le libérer assez tôt. C’est du moins le raisonnement du camp Gbagbo-Abou Drahamane Sangaré.

Dans la perspective de l’élection présidentielle de cette année 2015, les partis houphouétistes ont lancé l’idée de l’appel de Daoukro, qui préconise une candidature unique pour le Rhdp. Cette façon de faire vous semble-telle démocratique ?

Pour moi, cet appel est tout à fait démocratique parce que la démocratie, c’est aussi la libre expression des opinions. L’appel de Daoukro a déjà ceci de positif qu’il confirme la stabilité de la majorité qui gouverne la Côte d’Ivoire. Née en 2005, l’alliance réaffirme, dix ans après, qu’elle continuera de se consolider et d’incarner l’espérance nouvelle. C’est le premier aspect. Par ailleurs, le président Bédié semblait avoir assorti cet appel de quelques conditions  ; c’est là qu’il y a des incompréhensions pour le philosophe que je suis. Et je l’avais relevé en son temps.

Parlant justement de ces conditions, le parti de Bédié rappelle souvent qu’il s’agit d’un kit : le Pdci soutient Alassane Ouattara pour l’élection présidentielle de 2015, et dans cinq ans, le Rdr devra laisser la place à un candidat pur produit du Pdci. Quelle analyse en faites-vous ?

Depuis quelques années, je note que les présidents Bédié et Ouattara œuvrent pour la recomposition de la famille houphouétiste, en vue d’aboutir à un parti unifié qui s’appellerait Pdci-Rdr, et qui peut même s’appeler à nouveau Pdci-Rda. J’ai entendu le président Alassane Ouattara dire que tout le monde sait qu’il est Pdci-Rda, le Rdr étant sorti du Pdci. Pour moi, cet aspect de l’appel de Daoukro ne peut se comprendre que s’il y a un parti réunifié. Si la réunification n’est pas effective, chaque formation politique présentera, sans doute, son candidat ou décidera de ne pas présenter de candidat. En clair, s’il y a un parti unifié, qu’il s’appelle Pdci-Rdr ou Pdci-Rda, on comprendra que le président Bédié dise que le candidat de cette formation sera un candidat du Pdci. Cette dimension de l’appel, je le répète, n’a de sens que s’il y a un parti réunifié. Mais, faute de parti réunifié, on ne peut revendiquer l’alternance. Cette contradiction méritait d’être relevée par le philosophe que je suis.

On prête au président de l’Assemblée nationale, Guillaume Soro, l’intention de vouloir se présenter à l’élection présidentielle de 2020. Vous qui êtes proche de lui, se prépare-t-il vraiment pour 2020 ?

Je peux vous confirmer que le président Guillaume Soro est entièrement dévoué en cette année 2015, à la réélection du président de la République, Alassane Ouattara. Il nous instruit en permanence de cultiver les exigences de loyauté, de patience et d’objectivité, qui sont la condition de l’action politique réussie. 2020 n’est pas à l’ordre du jour dans l’entourage du président de l’Assemblée nationale. Que de choses peuvent se passer en cinq ans ! Ce qui est important, c’est le renouvellement de la confiance au président Alassane Ouattara. On ne peut pas être solidaire et loyal au chef de l’État, en pensant déjà à le remplacer. Guillaume Soro a toujours dit qu’il est un homme de mission et non un homme d’ambition.

En disant cela, vous êtes en porte-à-faux avec un conférencier qui, lors du colloque, présentait le président de l’Assemblée nationale comme le dauphin du président Alassane Ouattara…

Disons que le professeur Mamadou Traoré avait voulu partager ses convictions personnelles avec l’assistance. Il ne faisait pas part d’une décision politique collective ou d’une orientation qui viendrait du président de l’Assemblée nationale. Il exprimait un point de vue personnel. Il estimait que l’avenir de ce pays pourrait être magistralement incarné par l’actuel président de l’Assemblée nationale. Mais il ne faut pas y voir une ligne éditoriale ni une volonté quelconque de brûler des étapes. Le moment viendra où Guillaume Soro examinera les différentes opportunités qui s’offrent à lui en tant qu’homme politique.

Interview réalisée par Assane NIADA

Source : Soir Info 6210 du mercredi 17 juin 2015

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