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Ce que pèse Gbagbo hors de la vie politique

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Cinq ans après son départ forcé du pouvoir, la personnalité de Laurent Gbagbo plane encore sur la Côte d’Ivoire. Fanny Pigeaud, Venance Konan, Abdoulaye Villard Sanogo, Antoine Glaser et Adjouami Pierre Kouame parlent de l’ancien président, de l’influence qu’il continue d’exercer chez ses partisans, mais aussi du rejet qu’il inspire à ceux, parmi les Ivoiriens, qui veulent tourner la page des années Gbagbo.
Le 11 avril 2011, il y a cinq ans, jour pour jour, le président ivoirien sortant Laurent Gbagbo, proclamé vainqueur de l’élection présidentielle de novembre 2010 par le Conseil constitutionnel, est arrêté par les hommes de son adversaire Alassane Ouattara avec le soutien de l’armée française. Ce dernier est alors reconnu par la communauté internationale comme le vrai vainqueur du scrutin. Cette arrestation met fin à la crise post-électorale qui avait plongé la Côte d’Ivoire dans une guerre des tranchées qui menaçait de se transformer en guerre civile. Malgré son incarcération, puis son transfert à la Haye pour être jugé par la Cour pénale internationale pour « crimes contre l’humanité », les irréductibles partisans de Laurent Gbagbo croient encore à son retour au pouvoir. Mais que pèse encore l’ex-président septuagénaire dans la vie politique ivoirienne ? C’est la question que RFI a posé à cinq personnalités, partisans ou adversaires de l’ancien chef de l’Etat de la Côte d’Ivoire ou observateurs attentifs de la scène politique ivoirienne. Réponses.
Le désenchantement des « Gbagbo sinon rien »

Venance Konan (1)

Il est indéniable que Laurent Gbagbo a encore de nombreux partisans dans le pays. Combien sont-ils, que représentent-ils ? Il est difficile de le dire. Il y a les opportunistes qui avaient soutenu Gbagbo lorsqu’il était au pouvoir et qui ont rallié le camp de ceux qui dirigent le pays en ce moment, il y a ceux, parmi les militants de son parti, le Front populaire ivoirien (FPI), pour qui la vie ne doit pas s’arrêter au sort qui lui est fait, et qui essaient de faire leur chemin politique sans lui, tout en se réclamant de lui, et il y a ceux que l’on appelle les « Gbagbo sinon rien ». Pour ceux-là, tant que Gbagbo ne sera pas libéré de prison et revenu dans son pays, plus rien ne doit être comme avant, et il est hors de question pour eux de participer à la vie politique du pays. Ils ont ainsi refusé de participer à toutes les élections qui ont eu lieu depuis l’avènement d’Alassane Ouattara, et ont appelé à boycotter le dernier scrutin présidentiel. Est-ce pour cela que le taux de participation à ce scrutin fut peu élevé, ou est-ce simplement dû au fait qu’il n’y avait pas vraiment d’enjeu, vu que M. Ouattara n’avait pas d’adversaire de poids en face de lui ?

La justice ivoirienne a interdit aux « Gbagbo sinon rien » d’utiliser le nom FPI, mais cela ne les empêche pas d’exister. Et ils sont nombreux, ces militants vivant en Europe qui font régulièrement le déplacement à la Haye pour apporter leur soutien à leur héros, et ceux, vivant en Côte d’Ivoire qui prient tous les jours pour son retour. Quoi qu’il en soit, l’ombre de Laurent Gbagbo planera encore longtemps sur la vie politique ivoirienne.

(1) Venance Konan est romancier et depuis 2011 directeur général de Fraternité-Matin, organe du gouvernement ivoirien.
« Gbagbo kafissa »
Abdoulaye Villard Sanogo (2)

Tout bien pesé, les dix années de Laurent Gbagbo (2001-2011) ont été pour les Ivoiriens, une période de grande confiance. Elles auraient été une période faste faite de grands succès dans tous les domaines, de l’agriculture à l’éduction, en passant par la fiscalité et le développement des PME-PMI, si son adversaire politique, Alassane Dramane Ouattara, n’avait pas levé une rébellion dès 2002 pour l’empêcher d’accomplir son ambitieux et révolutionnaire programme gouvernemental de refondation de la Côte d’Ivoire.

Cependant, ils sont certainement très nombreux à en vouloir à jamais à l’historien Laurent Gbagbo que l’histoire n’aura pas servi dans son sacerdoce. Comment expliquer, en effet, qu’il n’ait pas mis en place un pouvoir fort dès sa prise de fonction, étant entendu que le pays sortait d’une crise militaro-politique ? La démocratie, nous rappelle un sénateur américain, a des dents pour sourire mais aussi pour mordre. C’était trop demander à Laurent Gbagbo, qui porte son cœur en bandoulière, d’utiliser à la fois la carotte et la chicotte. D’où le reproche, devenu célèbre aujourd’hui, qui lui est fait de tout temps : « Il est trop démocrate ». Même les vendeuses sur les marchés ivoiriens et membres d’associations féminines proches du RDR (parti de Ouattara), elles ont fait le constat, sommes toutes amer, que la politique de Laurent Gbagbo était « mille fois mieux » que celle de Ouattara. De là, la fameuse trouvaille qui a vite fait le tour de la Côte d’Ivoire : « Gbagbo kafissa ». Traduction du malinké: Gbagbo était mieux.

Dès sa prise de fonction à la fin de 2000, Laurent Gbagbo a fait cette promesse : « Houphouët-Boigny (le premier président ivoirien) a enrichi la Côte d’Ivoire. Moi, je vais enrichir les Ivoiriens ». L’ancien chef de l’Etat a tenu parole. C’est pourquoi Laurent Gbagbo pèse encore lourd dans la politique ivoirienne. D’ailleurs, existe-t-il une meilleure façon de lire et de comprendre cette présence massive et constante de l’ancien chef de l’Etat en dehors de la Une de la vingtaine de quotidiens et la quinzaine de périodiques ivoiriens ? Pour espérer rester continuellement sur le marché ivoirien des journaux très concurrentiel,« il faut dire quelque chose sur lui. C’est tout », comme se plaît à le dire, un éditeur de presse. C’est tout dire.

(2) Abdoulaye Villard Sanogo est journaliste et directeur des rédactions à Notre Voie, journal abidjanais pro-Front populaire ivoirien (FPI) fondé par Laurent Gbagbo.

Le poids électoral de Laurent Gbagbo
Adjoumani Pierre Kouame (3)

Cinq années sont passées après la chute de monsieur Laurent Gbagbo, poursuivi entre autre pour crime contre l’humanité devant la Cour Pénale Internationale (CPI) qui, depuis le 28 janvier 2016 organise son procès. Depuis sa chute, son parti politique, le FPI, connaît des dissensions internes qui fragilise sa cohésion et a abouti à une scission de fait. Deux tendances se disputent la direction du parti de Laurent Gbagbo : la tendance Sangaré Aboudramane et celle conduite par Affi N’guessan.
A s’en tenir a ce sombre tableau ci-dessus dépeint, l’on serait tenté de nier l’influence de Laurent Gbagbo ou du moins son poids dans le processus politique ivoirien. Cependant, plusieurs éléments nous laissent croire que même absent physiquement, Laurent Gbagbo continue d’influencer le débat politique en Côte d’Ivoire. En effet, au sein de son parti politique, bien qu’opposées à la stratégie politique à mettre en œuvre vis-à-vis du gouvernement ivoirien, les deux tendances du FPI, se revendiquent chacune de Laurent Gbagbo.

Et, malgré le mot d’ordre de boycott électoral lancé par la tendance Aboudramane Sangaré, Affi N’guessan est arrivé en deuxième position à l’issue de l’élection présidentielle de 2015. Aussi, les candidats Konan Banny et Konan Kouakou Bertin, ont clairement indiqué au cours de leur campagne électorale respective leur soutien et leur engagement à œuvrer pour la libération de Laurent Gbagbo dès leur accession à la magistrature suprême : bien qu’illusoire, cela démontre bien son poids électoral.

(3) Adjoumani Pierre Kouame est le président de la Ligue ivoirienne des droits de l’homme.
L’omniprésence de Laurent Gbagbo
Fanny Pigeaud (4)

Les éléments montrant que Laurent Gbagbo reste une figure politique de premier plan en Côte d’Ivoire sont nombreux. Il y a d’abord ce qu’on lit dans la presse ivoirienne : il ne se passe pas un jour sans que Gbagbo n’y soit évoqué ou ne fasse un titre de Une. Les grands rendez-vous politiques du pays sont aussi parlants : lors de la campagne pour l’élection présidentielle de 2015, des candidats, dont plusieurs n’étaient pas issus de la famille politique de Gbagbo, ont fait référence à lui et se sont servi de sa popularité, en expliquant que l’une des premières choses qu’ils feraient s’ils étaient élus serait d’obtenir sa libération. L’ex-Premier ministre Charles Konan Banny a ainsi déclaré lors d’un meeting : « Je vais faire revenir au pays Gbagbo ».

La bataille qui se joue depuis 2011 pour le contrôle du Front populaire ivoirien (FPI), le parti de Gbagbo, avec en toile de fond la volonté de certains acteurs de le rendre inoffensif pour l’actuel pouvoir et ses soutiens, est un autre élément montrant que l’ex-président compte toujours dans la vie politique : cette lutte se fait autour de la figure de Gbagbo et donc de ses idées. Un témoin à charge a même récemment dit aux juges, lors du procès Gbagbo/Blé Goudé à la CPI, à propos de la « réconciliation » en Côte d’Ivoire : elle « va passer (…) forcément par le président Gbagbo ».

Cette omniprésence de Gbagbo est un phénomène à la fois étonnant et logique : Gbagbo avait une base électorale et sociale très importante quand il a été contraint de quitter le pouvoir. La manière brutale dont les choses se sont passées lors de la crise postélectorale de 2010-2011, son arrestation, l’implication de la France ont été très mal vécus par ceux qui le soutenaient, mais pas seulement : beaucoup d’Ivoiriens ont été profondément choqués. Il faut aussi souligner que Gbagbo continue de peser sur le débat public bien au-delà de la Côte d’Ivoire : l’ancien diplomate ivoirien Amara Essy a rappelé récemment dans une interview que l’ex-chef d’Etat reçoit dans sa prison des « visiteurs de tous les pays » qui voient en lui « un patriote ». Il a ajouté que « en prison, sa popularité ne peut que grandir » comme celle de Mandela ou Sankara.

(4) Fanny Pigeaud est journaliste et auteur de France-Côte d’Ivoire, une histoire tronquée (éditions Vents d’ailleurs, 2015).

Antoine Glaser (5)

Il n’est pas évident d’évaluer ce que pèse encore réellement Laurent Gbagbo en terme électoral. Le fort taux d’abstention à l’élection présidentielle d’octobre 2015 (de l’ordre de 45% contre 20% à l’élection précédente de 2010) laisse cependant à penser que l’ancien président dispose plus qu’un simple noyau dur de partisans. Il pèse surtout dans l’imaginaire de nombreux ivoiriens comme l’homme qui a résisté, d’abord au président Félix Houphouët-Boigny, puis à la France.

Le pouvoir actuel n’a pas réussi à ternir l’image de l’ancien président malgré les procès engagés pour crimes politiques contre ses proches à Abidjan, en particulier sa femme, Simone Gbagbo. Sans doute parce que de nombreux Africains ne croient pas en la justice de la Cour Pénale Internationale (CPI). Mais aussi parce que le président Alassane Ouattara ne s’est pas vraiment affranchi des éléments sécuritaires qui ont commis des crimes en l’accompagnant au pouvoir. Ils sont toujours dans la nature… voire à des postes de responsabilité. Enfin, ce n’est pas faire injure à Pascal Affi Nguessan, président du Front populaire ivoirien (FPI), que de relever qu’il n’a pas le charisme de Laurent Gbagbo.

(5) Antoine Glaser est le spécialiste de la vie politique africaine et des relations franco-africaines. Il est l’auteur de plusieurs essais dont les plus récents ont pour titre : AfricaFrance: Quand les dirigeants africains deviennent les maîtres du jeu (Fayard 2014) et Arrogant comme un Français en Afrique (Fayard, 2016). Antoine Glaser est le fondateur et l’ancien rédacteur en chef durant 26 ans de La Lettre du Continent, lettre confidentielle bimensuelle consacrée aux pays africains.

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