Toutes les grandes figures de l’opposition en Russie ont fui ou sont derrière les barreaux. Loin des regards et des médias, la répression contre les voix dissidentes ou la presse, même prudente, touche désormais de plus en plus la province et le filet ne cesse de se resserrer.
Dès la sortie de l’aéroport, une immense affiche aux couleurs du drapeau russe accueille les visiteurs. « Tous ensemble avec le président, pour la Russie », y est-il inscrit en lettres capitales. Bienvenue à Iakoutsk, capitale de la Yakoutie, en Sibérie du Nord.
Sur les immeubles, accrochés aux troncs des arbres enneigés, on peut encore lire « L’armée et le peuple sont unis » ou « Iakoutsk en soutien de la victoire ». Initiative des autorités locales, ces panneaux patriotiques sont partout. Le conflit en Ukraine, à près de 8 000 km de là, est du reste très concret pour les habitants. Selon les observateurs locaux, chacun a un voisin, un ami, un collègue de travail ou un membre de sa famille qui y a été envoyé pour se battre.
Dans le viseur des autorités
« Beaucoup d’hommes du nord de la région ont été mobilisés l’automne dernier. Là-bas, il n’y a pas d’organisation des droits de l’homme, pas d’avocats », explique Anatoly Nogovitsyn, responsable de la branche locale du parti Iabloko. « Même les téléphones mobiles marchent très mal, parce que dans beaucoup de petits villages, il n’y a pas de réseau correct. Les autorités locales se sont servies de cette situation, et d’une ignorance de la loi très répandue, pour enrôler des pères de familles de cinq à six enfants, par exemple. Beaucoup ont été mobilisés alors qu’ils n’auraient pas dû, car on leur a dit que s’ils contestaient toute décision, s’ils refusaient de partir, ils iraient forcément en prison. »
C’est justement, dit-il, parce qu’il s’est élevé contre ce type de méthode pour la mobilisation partielle dans une vidéo publiée sur les réseaux sociaux qu’Anatoly Nogovitsyn a été condamné à une énorme amende : 200 000 roubles, près de 3 000 euros, pour « discrédit de l’armée ». Têtu, ce militant a fait appel et entend toujours se présenter aux élections locales de septembre. Ce trentenaire filiforme est pourtant très sérieusement dans le viseur des autorités, au point qu’ils lui ont fait passer – chose inédite en Russie – une expertise psychiatrique avec certaines questions très politiques.
« Je pense que les enquêteurs voulaient se servir de cet examen pour faire pression sur moi, obtenir des aveux ou quelque chose comme ça », détaille-t-il, attablé dans un café de la ville où il nous a donné rendez-vous. « En plus de ça, ils m’ont demandé pendant cet examen quel était le but du parti auquel j’appartiens. J’ai répondu ce qui est écrit dans les statuts : “arriver au pouvoir par les urnes” ; mais ils ont déformé mes mots et écrit que j’avais dit “prendre le pouvoir”. Au moins ils n’ont pas écrit que je projetais de le faire par la violence sinon j’avais une autre enquête criminelle ouverte contre moi ». Une accusation à ne surtout pas prendre à la légère : pour ce motif, le code pénal russe prévoit jusqu’à 20 ans de prison.
Une formule problématique
Timofey Efremov a, lui aussi, eu maille à partir avec la police après la mobilisation. Ce journaliste local a été dénoncé via email pour avoir utilisé la formule « ligne de front ». « Dans les médias et déclarations officielles, nous devons utiliser le terme “ligne de contact” », explique ce journaliste local. « Pourquoi ? Parce que ce qui est mené n’est pas une opération militaire, mais une opération spéciale. Donc, selon le juge, si j’ai utilisé le mot “front”, cela veut dire que j’ai sous-entendu qu’il y avait une guerre et donc que je discrédite l’armée. C’est totalement absurde. »
Désormais encore plus prudent dans son expression, Timofey Efremov juge en tout cas la population de la région divisée sur l’envoi de soldats russes en Ukraine. Selon lui, une partie soutient avec un très grand enthousiasme, l’autre a des doutes qu’elle préfère taire. Une inquiétude est en revanche partagée, raconte-t-il : la lente dégradation des conditions de vie. Reste que tout le monde en Yakoutie ne fait pas le lien entre le conflit, les sanctions, et certaines de leurs conséquences comme la hausse des prix, loin de là, explique encore le journaliste.
Selon le consensus des experts en Russie, Vladimir Poutine a encore les moyens économiques pour son « opération spéciale » pour trois à quatre années.