Bombardement de Bouaké : l’enquête rendue impossible
Dix ans après le bombardement du camp militaire français de Bouaké en Côte d’Ivoire, l’ancien conseiller justice de Michèle Alliot-Marie dément les déclarations de l’ex-ministre de la Défense.
Le 6 novembre 2004, alors que des troupes de l’armée ivoirienne tentent depuis trois jours de reconquérir la capitale du nord du pays Bouaké (opération Dignité), neuf soldats français sont tués lors d’un bombardement de l’aviation ivoirienne. Ils étaient stationnés près de l’annexe du lycée Français Descartes transformée à l’époque en parking pour les véhicules et blindés du Groupement tactique inter armes. Un agent américain est également tué. L’explosion blesse deux civils français et 38 soldats.
Quelques jours plus tard, les pilotes biélorusses des 2 Sukhoi-25 impliqués sont arrêtés à Lomé par les autorités togolaises. Mais la France, après plus d’une semaine de tergiversations, aurait fait savoir qu’il n’y avait aucune base juridique pour les interroger.
Lorsque l’information est enfin dévoilée, c’est Michèle Alliot-Marie, alors ministre de la Défense qui intervient dans les médias. En 2010, dans un procès-verbal cité par Libération et Slate Afrique, MAM s’était référée à son conseiller pour les affaires juridiques.
Ce conseiller n’est autre que David Sénat, l’actuel procureur adjoint de Melun.
Pour la première fois, David Sénat affirme qu’il n’a pas été consulté sur la remise en liberté des pilotes biélorusses et que ce dossier a été directement géré par le ministère de l’Intérieur, dirigé à l’époque par Dominique de Villepin.
Les renseignements sur l’arrestation des pilotes au Togo ont été transmis par le policier du STIP de l’ambassade de France, ce que l’un des proches du dossier, au Togo, nous avait confirmé dès 2006.
Le magistrat estime qu’il y aurait pu y avoir l’ouverture d’une enquête en flagrance dès que l’Elysée a été informé du bombardement, que si “la justice avait été informée et saisie” de l’interpellation des pilotes, elle aurait pu techniquement et légalement les interroger.
Autre remise en cause des décisions prises à cette époque. Pour David Sénat, les corps des soldats français rapatriés en France auraient pu être autopsiés, ce qui n’a pas été le cas.
Ce que prouve ce choix, c’est que l’affaire Bouaké fut avant tout une “affaire politique”, Emmanuel Leclère
► ► ► À ÉCOUTER | Témoignage en intégralité à écouter vendredi dans Secrets d’Info à 19H20, présentée par Matthieu Aron (avec également le témoignage inédit du général Henri Poncet)
Plus de 4000 militaires français avaient été déployés sur une “zone de confiance” depuis l’automne 2002 à la suite d’une tentative de coup d’état, entre les forces rebelles du Nord et l’armée loyaliste au sud.
Une “bavure manipulée” ?
Aujourd’hui à la retraite, le général Poncet (qui commandait les troupes françaises de la Force Licorne en novembre 2004) explique lui aussi pourquoi il était possible d’arrêter les pilotes des Sukhoi. Il affirme qu’il y a encore des éléments classés secrets défense qu’il ne peut évoquer. Il “ne souhaite pas se retrouver devant un juge”.
Ecoutez les accusations de l’ancien patron de l’opération Licorne
Un autre général à la retraite, Renaud de Malaussene, au vu des empêchements successifs de la France dans ce dossier, n’hésite pas à parler sous serment de “bavure manipulée” (procès verbal du 16 Octobre 2013 que nous avons pu consulter).
Depuis dix ans, quatre juges d’instruction se sont succédés. La première des magistrates, Brigitte Raynaud, avait fini par envoyer une lettre officielle à sa hiérarchie pour dénoncer les obstructions répétées du côté des autorités françaises et de la DGSE. Quatrième des juges en charge du dossier, Sabine Kheiris est allée en avril 2014 (information France Inter et Libération) interroger Laurent Gbagbo dans sa cellule de la Cour pénale internationale de la Haye. Selon le procès-verbal que nous avons pu consulter, l’ex-président ivoirien réitère qu’il n’est pour rien dans cette affaire. Il déclare que les co-pilotes ivoiriens des Sukhoi-25 auraient fini par avouer que le bombardement était “un objectif caché” d’une “opération militaire” qui avait un autre but que de reconquérir le nord du pays.
En fin d’audition (en présence de l’avocat des familles des soldats français), Laurent Gbagbo renvoie vers Dominique de Villepin et le général Poncet pour connaître la vérité.
Ce qui est certain, c’est que quatre mandats d’arrêts internationaux ont été lancés ces dernières années à l’encontre des pilotes biélorusses et co-pilotes ivoiriens. Aucun n’a abouti à ce jour.
Il n’y a pas eu un seul déplacement en Côte d’Ivoire des juges d’instruction ; pourtant, ce fut le cas à la même époque et à plusieurs reprises pour le juge Patrick Ramael dans le dossier de l’assassinat du journaliste franco-canadien Guy-André Kieffer . Plus troublant peut être encore, le chef d’État-major de l’armée de l’air ivoirienne n’a jamais été inquiété.
Le bombardement de Bouaké le 6 Novembre 2004 en Côte d’Ivoire est le plus lourd bilan pour l’armée français depuis l’attentant du “drakkar” au Liban en 1983 (58 paras tués). Près de 10 000 ressortissants français avaient été évacués, ce qui représente la plus grande évacuation de civils français depuis la guerre d’Algérie. Il n’y a pas eu de commission d’enquête parlementaire.
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La tragédie de Bouaké, c’était une bavure manipulée ! Curieux oxymore du général Poncet qui commandait l’opération Licorne en Côte d’Ivoire… Une tragédie qui, rappelons-le, a coûté la vie de neuf militaires français en novembre 2004… Une bavure manipulée, peut-être. Mais plus certainement un vrai scandale d’état si l’on en juge par les derniers développements d’une affaire qui, dix ans plus tard, n’a toujours pas reçu de réponse judiciaire et suscite de nombreuses questions embarrassantes… Car on a rarement assisté à un tel étalage d’allégations mensongères, de demi-vérités et de négligences qui ne doivent rien au hasard.
Monsieur X, qui a déjà évoqué cette affaire, a donc décidé de rouvrir ce douloureux dossier. En effet, si l’attaque aérienne de Bouaké a provoqué dix morts, neuf soldats français et un humanitaire américain, il ne faut pas oublier qu’elle a été le point de départ d’événements encore plus meurtriers qui ont ensuite ensanglanté la capitale économique de la Côte d’Ivoire, Abidjan.