«Je n’ai jamais osé lui dire “je t’aime” et je me le reproche depuis toutes ces années»
Cette semaine, Lucile répond à un homme qui vient d’être contacté par son amour de jeunesse après 30 ans de silence.
«C’est compliqué» est une sorte de courrier du coeur moderne dans lequel vous racontez vos histoires –dans toute leur complexité– et où une chroniqueuse vous répond. Cette chroniqueuse, c’est Lucile Bellan. Elle est journaliste: ni psy, ni médecin, ni gourou. Elle avait simplement envie de parler de vos problèmes.
Il y a 42 ans, j’ai fait la connaissance de MP, elle avait 16 ans et j’en avais 18. En quelques semaines, je suis tombé follement amoureux d’elle. Ça a duré 4 ans au moins. Pas le flirt ni l’amourette, non, le vrai, celui qui compte, celui qui donne envie de fonder une famille, celui qui fait mal aussi, bref celui que l’on n’oublie jamais. Pendant 4 ans, je n’ai vu qu’elle, je n’ai pensé qu’à elle, j’ai fait par exemple des dizaines de fois plus de 500 km en voiture dans la journée juste pour la voir quelques heures, on a passé des vacances courtes et longues ensembles, j’ai côtoyé ses sœurs et ses parents. Pendant 4 ans, j’avais ce besoin mental et physique de la voir, de l’entendre, de la sentir à mes côtés, de lui parler. Pendant 4 ans, aucune autre jeune femme n’a compté pour moi.
Maintenant l’aspect pathétique: je n’ai jamais osé lui dire ces simples mots «je t’aime» et je me le reproche depuis toutes ces années. J’avais peur. Pour moi, l’enjeu était si important que, de peur de son refus et donc de la perdre à jamais, je n’ai jamais fait cette démarche et elle n’a jamais non plus exprimé son attente. Un loupé que je ne comprends toujours pas. Une question m’a toujours obsédé: pourquoi a-t-elle accepté que je vienne la voir si souvent sans rien me dire? Après 4 ans, j’ai pris mes distances car je devais me sortir de cette situation qui pour moi était devenue trop douloureuse. Encore une fois, j’ai été très con, car foutu pour foutu, j’aurais dû enfin lui dire mes sentiments. J’ai mis 2 ans à accepter la situation et à envisager de m’attacher à une autre personne. Pour la petite histoire, j’ai retiré de mon portefeuille la photo de MP la veille de mon mariage civil.
Ensuite, pendant environ 30 ans, aucun contact, surtout pas, je ne voulais pas savoir, je parlais parfois avec sa sœur, mais jamais d’elle. J’avais trop peur de ma réaction et de la souffrance qui en découlerait. Et vlan, cet été, en juillet, mail anodin de MP pour vanter les mérites d’un site web, le type de mail envoyé à tous ses contacts, mais avec juste 3 destinataires dont moi ! Je ne lui ai jamais donné mon mail. Je suis resté scotché et j’ai répondu juste pour confirmer que c’était bien elle. Et oui, c’était bien elle ! Par SMS, on a convenu de s’appeler en août, car elle partait en vacances.
J’avais tout, mail, fixe, portable. Chaque jour du mois d’août, j’ai trouvé une bonne raison de repousser au lendemain et de ne pas appeler.
La petite voix interne me disait «attention, danger».
Fin août, MP m’a relancé et là, en mec responsable, je me suis engagé à l’appeler le 2 septembre. J’ai appelé le 2 septembre, j’ai entendu sa voix, on a parlé plus de 4 heures et ensuite je me suis effondré. On peut appeler cela nostalgie, regrets, sentimentalisme, bêtise, le fait est que j’ai été anéanti pendant plus de 3 semaines. Je passais des heures et des heures à marcher, histoire de ne pas penser et à me fatiguer pour pouvoir dormir. Depuis, on se parle une fois par mois, toujours à mon initiative.
Je suis retombé dans le piège du «ne rien dire» pour pouvoir continuer à lui parler. Parfois, je me révolte mentalement et je me dis: comment peut-elle agir de la sorte? N’a-t-elle jamais compris ce que je ressentais pour elle? Pourquoi m’avoir recontacté et insisté? Alors, je la trouve terriblement indifférente, froide et cruelle. Mais c’est MP et cela ne dure jamais longtemps. Je me soigne: j’ai commencé un blog où je tente d’écrire et de décrire tout ce que j’ai pu ressentir, toutes mes questions, mes certitudes, et une fois abouti, je lui enverrai le lien… si j’ose. Ah autre chose, je compte aller la voir d’ici 1 an ou 2, histoire de boucler la boucle comme avant. Dernière chose: MP pour Ma Princesse.
Fabrice
Cher Fabrice, le moins que l’on puisse dire, c’est que vous avez aimé intensément cette femme. On dit qu’«il n’y a pas d’amour, il n’y a que des preuves d’amour» et si vous n’avez pas eu la force de mettre des mots sur vos sentiments, vos actes et votre dévotion ont certainement parlé pour vous. J’imagine que c’est parce qu’elle n’a pas oublié cet amour que «MP» vous a recontacté de manière détournée.
Ce qui me dérange avec cette histoire, et ce qui semble vous déranger aussi, c’est le comportement de «MP» à votre égard. Vous vous êtes engagé sans compter dans une relation qui a duré 4 ans et alors que vous avez notifié le besoin de prendre des distances, elle n’a rien fait pour vous retenir. Dans une relation, surtout aussi jeune, personne n’est parfait. C’est tout à votre honneur de réfléchir à ce que vous auriez dû faire ou ne pas faire, a posteriori, d’y réfléchir et d’écrire dessus. Mais, dans votre témoignage, vous semblez bien seul à le faire. Et de toute manière, ce qui s’est passé est passé. L’histoire s’est écrite de cette manière et les torts ne sont plus à partager. Finalement, aucun de vous deux n’a fait ce qu’il fallait pour que cette histoire fonctionne, 30 ans après, les raisons n’ont plus tellement d’importance.
Effectivement, il y a quelques mois, «MP» est revenue vers vous d’une façon assez surprenante. Je ne vous crois pas faible ni sentimental. Je crois que vous avez aimé inconditionnellement cette femme. Peut-être l’aimez-vous encore. Je ne me permettrais pas de juger la vie que vous avez construite en parallèle de cet amour, puisque vous parlez d’un mariage civil. Mais il semble y avoir eu une ou plusieurs autres femmes dans votre vie. «MP» et ce sentiment de rendez-vous raté, la passion et les doutes qui vous brûlent, ne sont-ils pas manipulateurs? Il me semble qu’il est facile d’être obsédé par les histoires qui ont un goût d’inachevé. J’ai moi-même dans mes souvenirs, un amour d’adolescence que j’ai longtemps cru être le seul qui vaille la peine qu’on se batte pour lui. C’était mon histoire maudite, ma romance de cinéma, celle dont je ne saurais jamais si elle était vraiment viable ou pas. C’est un amour mort-né, pas mature, avec tous les regrets que cela peut comporter. Et, de loin en loin, quand la solitude me pesait ou que le quotidien ne me convenait plus, je le rappelais à mon souvenir, tentant de réveiller une flamme qui n’avait plus de sens dans ma vie d’adulte. J’ai enterré cette histoire. Mais j’ai gardé en moi les élans romanesques et les excès et je chéris ce souvenir.
Quelles que soient les raisons qui aient poussé «MP» à revenir dans votre vie, ne lui pardonnez pas son silence, les moyens détournés, les sentiments pas francs. Vous aimez ce qu’elle représente, mais ne vous laissez pas étouffer par les souvenirs et la passion. Puisqu’il est clair que cette passion n’est pas partagée. Si ça avait été le cas, je vous aurais conseillé sans retenue de vivre et d’épuiser cet amour, d’en profiter jusqu’à la dernière goutte. J’adore les histoires d’amours qui se retrouvent des décennies plus tard. Mais vous semblez vous-même assez sûr que ce n’est pas ce qui est en train de se jouer. Et à exacerber vos sentiments comme ça, à alterner le réveil d’une vieille flamme avec une rancoeur inopportune, vous ne gâchez que vos souvenirs, de cet amour et d’elle.
Je suis convaincue que c’est moins la personne que l’on aime qui est importante que la façon dont on l’aime. Vous pouvez être fier de ces sentiments si pleins et francs que vous avez ressentis et fait vivre avec les années. Transmettez cet amour, écrivez dessus, faites lire vos écrits à «MP» qui, à défaut de partager vos sentiments, ne pourra être que touchée par le témoignage. C’est le plus beau cadeau que vous puissiez faire à celle qui a engendré de tels sentiments. Mais n’oubliez pas de vivre, pour vous, pour ceux qui vous entourent, comme vous avez pu le faire sans elle ces 30 dernières années. Écrivez et libérez-vous. C’est le moment de juger, de peser et de réfléchir à ce que cette histoire représente pour vous. Une histoire d’amour ne nécessite pas forcément un sacrifice, des drames ou des angoisses sans fin pour avoir de la valeur.
Lucile Bellan
slate.fr