L’artiste et réalisateur thaïlandais, palme d’or à Cannes en 2010, s’est consacré à des œuvres contestataires sous la forme d’installations vidéo et de performances, après la mobilisation inédite de la jeunesse de son pays contre la monarchie à l’été 2020.
Une maison sur pilotis comme un long vaisseau de bois, qui vogue à travers la forêt et les tourbillons de verdure : c’est là que vit et travaille, à trente minutes de voiture de Chiang Mai, la ville du nord de la Thaïlande, le cinéaste et artiste thaïlandais Apichatpong Weerasethakul – ou « Joe », selon l’usage répandu dans ce pays de préférer les surnoms à des patronymes à rallonge. Son bureau, une grande table en bois, est installé au milieu du « pont », perpendiculairement au bastingage qui court de part et d’autre du bâtiment central : quand il y travaille, il est face à un puits de plantes et dos à la pièce vitrée où il entrepose ses disques durs et ce qui craint l’humidité. Son chien, un Boston Terrier nommé Dracula – « Je donne des noms de monstres à mes chiens », dit-il, il y eut un « Godzilla » et un « King Kong » – avance à pas lents sur les lattes de bois patiné. Une feuille morte géante, jaune et pétrifiée, tombe avec un bruit mat sur le toit – c’est la saison sèche, « l’hiver » thaïlandais. Mais pour certaines espèces de plantes seulement, d’autres luisent d’un vert insolent.
Joe, donc, en sa demeure, c’est déjà tout un univers : la nature, ses bruits, le ballet mystérieux des fantômes ou des dieux, ces vies passées et à venir qui peuplent ses films ou ses installations vidéo et disent les soubresauts cachés des âmes, d’un pays ou d’une époque. Et puis sur un mur, une peinture triangulaire peinte par un jeune artiste local montrant des hommes et des loups en uniformes, mitraillettes à la main. La Thaïlande, peut-être ? A moins que ce ne soit la Birmanie voisine, en pleine guerre civile, dont les réfugiés et les dissidents sont innombrables à Chiang Mai.
Joe, en ce mois de février, rentre d’un pays d’Asie du Sud, où il a passé une quinzaine de jours à poser les jalons de ce qui devrait devenir son prochain film. Le réalisateur s’est remis au travail sur un synopsis écrit il y a dix ans, dans lequel Jenjira, le personnage de la femme thaïlandaise d’un certain âge et partiellement handicapée, qui apparaît dans tous ses films en Thaïlande, fait un pèlerinage sur une montagne bouddhiste sacrée.
Mobilisation inédite de la jeunesse thaïlandaise
« Je sens que c’est le moment pour moi de refaire un film. J’ai fait des choses plutôt politiques ces deux dernières années dans mes installations », explique-t-il. Quand éclate la pandémie au printemps 2020, la postproduction de Memoria, son dernier film tourné en Colombie, pour lequel il recevra le Prix du jury à Cannes en 2021, ne peut se faire comme prévu au Mexique. Coincé en Thaïlande, le réalisateur assiste alors à la mobilisation inédite de la jeunesse thaïlandaise, à partir de l’été 2020, contre la monarchie : les nouvelles générations descendent dans la rue à Bangkok et soumettent une dizaine de doléances relatives à l’ingérence du Palais dans la vie politique – et notamment pour que cesse la sanction royale des coups d’Etat. C’est un séisme. Mais le gouvernement des généraux riposte par une répression féroce en recourant aux lois de lèse-majesté et anti-sédition – près de 1 800 personnes ont été inculpées ou condamnées à ce jour depuis les protestations de l’été 2020.
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