05302023Headline:

Littérature: à la recherche de «l’humanité qui est en nous», avec l’Haïtienne Évelyne Trouillot

Évelyne Trouillot est une voix importante dans la littérature haïtienne contemporaine. C’est une voix engagée, humaniste, qui tente à travers son œuvre protéiforme de raconter la vie humaine dans toute sa richesse, ses potentialités, et ses dérives aussi. « L’éternel défi de l’écrivain est d’arriver à faire sentir ne serait-ce qu’un infime souffle de l’humanité dans son immense vitalité », aime-t-elle à répéter.

Poétesse, romancière, conteuse, Trouillot a su relever son défi d’écrivaine de la plus belle des façons, en abordant notamment le combat des femmes haïtiennes à travers les âges. Des combats contemporains comme dans son nouveau roman ou encore des combats inspirés de l’histoire haïtienne, comme elle l’avait fait dans son tout premier roman Rosalie l’Infâme où elle avait donné la parole aux femmes esclaves luttant courageusement pour se libérer du fardeau de la servitude. « Dans l’histoire de la révolution haïtienne, on ne parle pas vraiment de l’apport des femmes, explique la romancière.. C’est comme si la grande majorité des femmes n’avaient pas participé, alors que c’est faux. Les femmes ont participé à la lutte. Moi, je suis intéressée pas par les héros ou les héroïnes, mais par les individus dont on ne parle pas, les voix anonymes, les inconnus, les quidams. Et donc, pour moi, c’était important de montrer dans Rosalie l’Infâme comment les femmes ont participé à la lutte. «

Une romancière féministe ?
Qualifiée de romancière féministe, Évelyne Trouillot admet volontiers vouloir traduire, à travers son œuvre, une vision féminine et féministe du monde. Les femmes sont au cœur des récits qu’elle brode dans ses livres.

Ses protagonistes sont des esclaves en fuite, libres et rebelles dans leur tête, une ancienne première dame peu recommandable, des parentes inconsolables des victimes des régimes dictatoriaux qui se sont succédé sous le ciel haïtien, une mère laborieuse partageant avec sa fille un moment d’intimité et « sa parole de femme tout droit sortie des tripes ». Le huitième roman de Trouillot, Les jumelles de la rue Nicolas, paru récemment, s’inscrit dans ce sillon féministe que l’auteure retrace et approfondit depuis plus de deux décennies.

Voici la trame de ce nouveau roman, résumée par l’auteur en personne : « C’est l’histoire de deux sœurs qui se ressemblent, qui s’aiment et qui se détestent en même temps, qui se cherchent l’une à travers l’autre, qui se perdent et se retrouvent, souvent solidaires, parce qu’elles vivent des situations difficiles et pour en sortir, elles ont besoin d’être soutenues l’une par l’autre. Mais il y a beaucoup de déchirures entre elles, beaucoup de blessures et beaucoup de tendresses aussi, au-delà de la différence de statuts, de difficultés, de condition. J’ai toujours été fascinée par la gémellité. »

Il s’agit ici plutôt d’une gémellité psychique et spirituelle que d’une gémellité biologique à proprement parler. Lorette et Claudette, les deux protagonistes du récit, ne sont pas de vraies jumelles, mais des demi-sœurs. Elles sont issues du même père, mais de deux mères différentes. Rose-Marie, épouse légitime, est la mère de Lorette et quant à Claudette, elle est le produit d’une liaison passagère. Il n’en reste pas moins que les deux filles, nées le même jour, à deux heures d’intervalle, se ressemblent, mystère de la génétique, comme deux gouttes d’eau. La ressemblance est si confondante que les voisins sont persuadés qu’elles sont jumelles, voire des « marassa », ces êtres dotés de pouvoirs surnaturels dans le culte vaudou.

Pour leur part, conscientes de leurs puissants liens, les deux demi-sœurs se sont adoptées instantanément, dès le jour où Claudette a été accueillie dans la famille de Lorette après la mort prématurée de sa mère. Grandissant ensemble, les gamines affirment leur complicité face au monde, face surtout à la marâtre Rose-Marie qui n’a jamais vraiment aimé sa belle-fille et qui s’inquiète de sa ressemblance grandissante avec sa fille. Celles-ci rêvent de fusion totale, s’acheminant doucement vers un « nous » symbiotique, solidaire et sans contradictions.

Un conte moderne
Il faut lire Les jumelles de la rue Nicolas comme un conte moderne de quête et de trahison dont l’action se déroule dans une société patriarcale. L’espace du récit se partage entre Haïti, laissé à l’abandon, et la société consumériste américaine aux mille et un attraits où viennent se fracasser les rêves de liberté et de prospérité des exilés haïtiens. À l’arrière-plan, la réécriture de Cendrillon, sans carrosse ni prince charmant venu à la rescousse de la jeune héroïne maltraitée par une marâtre cruelle. Surnage la quête de symbiose des jumelles qui vivent leur vraie-fausse gémellité comme une forme de sororité, mais aussi comme résistance contre des forces qui veulent les arracher à leur innocence, à leur paradis d’enfance.

C’est une littérature de résistance qu’écrit l’Haïtienne Évelyne Trouillot, proposant des récits au plus près de l’indescriptible chaos haïtien, comme elle l’a soutenue dans une profession de foi, aussi combative que lucide : « Pourquoi j’écris ? J’écris parce que le monde dans lequel nous vivons actuellement est un monde tellement, non seulement complexe, mais qui devient de plus en plus pénible à vivre parce qu’il y a autour de nous tellement de disparités, d’injustices, d’inégalités, de déchirures, de méfiance, de guerres inutiles. Face à ça, pour moi, c’est important d’écrire parce que quand j’écris, j’essaie de trouver un sens, j’essaie de créer du sens. Et le sens pour moi, c’est dans l’humanité qui est en nous. Cela veut dire qu’est-ce qui est en moi, qu’est-ce qui est en vous qui permettra de dépasser ça, d’essayer de nous comprendre, de créer du sens. Pour moi, c’est ça l’écriture. »

 

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