06032023Headline:

Russie: des citoyens à la chasse aux espions

De loin, on dirait une joyeuse bande de copains profitant des premiers rayons de soleil d’avril dans la forêt. De près, on voit une dizaine d’adultes affairés à couper des branches et des troncs. Pour l’envoyer où ? Sans doute dans le Donbass. Les soldats russes en ont besoin pour faire du feu, nous dit-on. Brouettes ou machettes à la main, pourquoi ces habitants de Belgorod appuient-ils leur armée pendant leurs heures libres ? Poser la question, c’est voir se lever un paquet d’yeux au ciel. « C’est un sentiment intérieur, personnel, génétique, répond Lilly, comme une évidence. Les Russes sont des patriotes depuis des siècles. Nous faisons cela parce que nous sommes russes, c’est tout. » Pour Lilly et ses camarades, comme pour le pouvoir, singulièrement depuis le début de l’envoi de soldats russes en Ukraine, il n’y a qu’une seule façon de vivre sa nationalité russe : soutenir son armée.

Lilly est engagée depuis un peu plus d’un an dans divers groupes « patriotiques ». Elle ne se souvient pas, dit-elle, comment elle a rejoint cette bande qui s’active ce samedi d’avril dans une forêt proche de Belgorod, Sans doute « via des groupes internet », pense-t-elle, mais elle multiplie les activités de soutien aux soldats. « Nos gars ».

« Celui qui n’est pas avec moi est contre moi »
Deux coups de sifflets résonnent dans les bois. « Ça, c’est pour dire soit qu’il y a du danger, soit que c’est le moment de manger », s’amuse Oxana, la responsable du groupe, sifflet rouge autour du cou. Brindille blonde au maquillage soigné, les deux pieds dans un chemin boueux, cette quadragénaire affirme être une ex-policière et avoir aujourd’hui un employeur « compréhensif envers ses activités ». Pendant que le groupe s’affaire à lancer le déjeuner, Oxana explique qu’il y a pour elle un avant et un après « opération spéciale » comme dit le Kremlin. « Mes anciens amis, ceux qui ne voulaient pas communiquer avec moi, qui ne me soutenaient pas, ne sont plus mes amis, confie-t-elle. C’est du passé. Toute ma famille est ici, tous mes amis sont ici, ma vie personnelle est ici. Celui qui n’est pas avec moi est contre moi, et celui qui est contre moi est contre la Russie. Donc il n’a pas sa place ici, qu’il s’en aille où il veut. »

Oxana et son groupe font bien plus que scier du bois le week-end : ils patrouillent dans leur ville et la région, s’entraînent à défendre les frontières, à repérer les comportements suspects, et à se battre. « Nous nous formons sur un champ de tir, liste Oxana. Nous étudions la tactique, comment aller au combat correctement, comment tenir une position, où et quand se déplacer, et quand ne pas bouger. Nous avons aussi une formation médicale et une formation aux armes. Pour les armes : montage, démontage, tir. En médecine, comment donner les premiers soins, comment évacuer correctement les blessés. On fait ça en moyenne entre un et deux jours par semaine. »

Pas question de procéder à une arrestation ; la règle est d’appeler la police. « Il nous a été clairement expliqué que nous n’avons pas le droit d’utiliser la violence, et pas le droit de restreindre une quelconque liberté de mouvement. Seule la police peut le faire », détaille Evguéni. Extrêmement actif et en lien avec tous les groupes de la région qui se définissent « patriotes », il ajoute : « Tous les itinéraires sont coordonnés [avec les forces de sécurité, la police ou l’armée, NDLR]. Chaque départ, chaque patrouille est coordonnée, et nous devons tout notifier. Nous avons un numéro de téléphone à composer si nous voulons transmettre des informations ». En lien avec la police et/ou l’armée, ces citoyens sont donc censés jouer un rôle complémentaire. D’autres, présentés, eux aussi, comme des « citoyens volontaires », jouent un rôle bien plus poussé.

« Une organisation non traditionnelle »
Quelques kilomètres plus loin, dans un coin au milieu des cimes des arbres, une camionnette foncée aux vitres teintées s’arrête à l’abri des regards. En descend silencieusement un homme cagoulé. Un mot discret et sautent autour de lui quatre hommes armés et masqués. Toute l’interview, ils nous entourent en nous tournant le dos, scrutant les alentours. Quelle est leur activité ? Voici les éléments d’explication que l’homme qui s’est présenté comme leur responsable de cette « organisation non traditionnelle » a accepté de donner :

« Nous formons des personnes pour la défense de la région de Belgorod, mais pas seulement à la défense. Nous, nous avons déjà participé à cinq conflits et sommes engagés dans cette activité depuis plus de 20 ans. Nous sélectionnons des volontaires, entre une ou deux personnes sur 300 arrivent à passer nos tests. Il y a des critères psychologiques, moraux et physiques. Il faut être prêt à se sacrifier, à défendre sa patrie et ses proches, et à ne pas s’apitoyer sur soi-même. C’est ce qu’on exige par exemple des groupes des patrouilleurs spécialisé dans la capture de saboteurs.

Notre tâche est donc de voir si un homme est prêt à tout, à sortir aujourd’hui et à ne plus jamais rentrer à la maison. C’est une exigence élevée. Donc, cette personne doit avoir entre 18 et 25 ans et être spéciale, et avoir une formation spéciale. Je ne vous dirai pas de quoi il s’agit exactement. Mais c’est très long, ça peut durer un an ou un an et demi, 17 heures sur 24. »

L’entraînement aurait déjà commencé « dans différents endroits » et ces hommes ne forment pas, disent-ils, que les citoyens volontaires pour des tâches spéciales de défense de leur ville ; d’autres « accomplissent des tâches le long des nouvelles frontières » (comprendre, celles des régions annexées en septembre dernier). Pas question de dire combien et depuis quand.

Au dos de leur uniforme, un mot en capitales : « Smertch », acronyme russe pour « Смерть шпионам! », Smert’ chpionam!, qui signifie « mort aux espions ! ». La référence fait aujourd’hui encore froid dans le dos : c’était le service de contre-espionnage militaire soviétique, fondé en 1943, officiellement dissous en 1946. Rapportant directement à Staline, il était chargé d’éliminer tous ceux considérés comme traîtres, espions ou déserteurs. Le Smertch est aussi considéré comme responsable de l’arrestation et de l’envoi au goulag de Soljenitsyne, après avoir lu son courrier privé dans lequel l’écrivain critiquait Staline.

Le message lancé à ceux qui se dressent contre l’opération spéciale de Vladimir Poutine, à l’extérieur comme de l’intérieur, est ici limpide : la Russie entend passer rapidement la vitesse supérieure pour mobiliser et militariser ses citoyens, et dans sa lutte contre tous ceux qu’elle considère comme des ennemis, se montrera impitoyable.

Deux jours avant que ce groupe soit présenté à RFI, un des propagandistes les plus célèbres de Russie disait dans une émission retransmise sur sa chaîne Telegram : « Je crois qu’il est nécessaire de relancer le Smertch. Je crois qu’il n’y a pas d’autres options et qu’il ne peut y en avoir ». Un groupe « Smertch Crimée » a déjà été créé en novembre 2021 par un blogueur, Alexander Talipov. En lancement de son projet, il annonçait la création d’un « Registre des russophobes, des ukronazis et des traîtres ».

D’autres à Moscou poussent les feux d’un engagement plus important de la population. Pourquoi ne pas confier la protection des frontières aux citoyens volontaires ? C’est une proposition faite mardi 25 avril par une figure importante de la Douma. Pour Andreï Kartapalov, le chef du comité défense, « il est nécessaire de confier aux citoyens qui ont volontairement rejoint une escouade populaire la protection de la frontière de l’État afin de protéger le pays des tentatives de sabotage de l’Ukraine […]. Impliquer la population locale sur une base volontaire, à mon avis, c’est tout à fait réaliste et compréhensible. Ceci est pratiqué dans de nombreux pays. Autrement dit, nous faisons confiance à notre peuple en termes de responsabilité pour la sécurité de nos zones frontalières. »

Une « opération spéciale » omniprésente
Au printemps 2022, les forces russes tenaient encore Karkhiv et Kherson, Marioupol vivait les derniers jours du siège de l’usine Azovstal, mais la majorité du pays pouvait encore ignorer une « opération spéciale » lointaine, détourner le regard des écrans télés et des bombes et des missiles en Ukraine, retrouver le rituel des premiers week-ends à la datcha. Aujourd’hui, à Belgorod, il n’existe pas une seule rue dépourvue d’un mot à la peinture fraîche indiquant la direction des abris anti-bombes. Même la ville de Tcheliabynsk, en Sibérie, a lancé un concours du meilleur abri.

Dans les trains qui remontent des villes frontalières de l’Ukraine ou proches des territoires annexés vers l’intérieur du territoire russe, on voit depuis ce printemps désormais des soldats, nombreux. Au bar du wagon-restaurant, allongés dans un silence épais sur les couchettes, fixant le plafond à la recherche du sommeil ou bien au téléphone, ce sont ceux qui sont en rotation ou en fin de contrat. À Moscou, des stands de recrutement pour l’armée ont fait leur apparition dans les rues. Des affiches invitant à « une nouvelle profession, défendre son pays », sont collées jusque dans les postes des quartiers centraux.

Une affiche de recrutement pour l’armée à la poste où il est écrit «Notre profession, protéger la patrie», en avril 2023 à Belgorod en Russie.
Une affiche de recrutement pour l’armée à la poste où il est écrit «Notre profession, protéger la patrie», en avril 2023 à Belgorod en Russie. © Anissa El Jabri / RFI
Plus personne en Russie ne peut aujourd’hui ignorer les combats. Après la mobilisation partielle de septembre 2022, il s’agit désormais moins davantage pour le pouvoir de convaincre son opinion, que de lever davantage d’hommes pour son armée, et surtout, étape suivante, de tenter, palier par palier, d’engager chaque jour un peu plus concrètement la population derrière son dirigeant.

 

What Next?

Recent Articles