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En Afrique, l’impossible bilan de l’aide française au développement

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Abidjan, avril 2015. Soro Nonhontan remonte d’un local oublié du rez-de-chaussée du bâtiment de l’Agence française de développement (AFD, partenaire du Monde Afrique). Ce jeune homme au physique fin et au comportement discret, presque timide (les autres employés de l’agence connaissent-ils seulement sa mission ?), est l’archiviste du bureau ivoirien de l’AFD. Celui-ci est le plus ancien d’Afrique et à ce titre le meilleur observatoire pour analyser l’histoire de l’aide publique au développement (APD) menée par la Franceen direction de ses anciennes colonies.

Soro Nonhontan a le sourire aux lèvres. Il a déniché un véritable trésor : deux petits cahiers d’écolier. Il s’agit des tout premiers cahiers de comptes de l’agence d’Abidjan. Ils sont la clé pour restaurer, par-delà l’indépendance, la continuité de l’action et des hommes qui ont inauguré l’APD en Côte d’Ivoire.

Voir les enjeux du développement sous un autre jour

Les évolutions institutionnelles de l’AFD témoignent de ses missions : elle est l’héritière de la Caisse centrale de la France libre créée en 1941, devenue la Caisse centrale de la France d’outre-mer (CCFOM) jusqu’aux indépendances, puis la Caisse centrale decoopération économique (CCFE) jusqu’aux années 1990, pour devenir l’AFD, qui relève de Bercy, et sera intégrée en 2016 au groupe Caisse des Dépôts.

Ce livre d’histoire – quoique son auteur, lui-même cadre de l’AFD, se défende d’être un historien professionnel – invite à voir enfin les enjeux du développement sous un autre jour. Premier constat : ce livre, inspiré des pratiques d’histoire de l’entreprise, est inédit à l’AFD. Deuxième constat, induit par le premier : il n’existe pas de mémoire organisée des projets.

Ce travail met au jour les rouages de la politique de l’AFD sur le terrain, mais – aussi surprenant que cela puisse paraître – échoue à établir un bilan de ses opérations… Car jusqu’à ce livre, l’histoire n’a pas fait partie du répertoire des métiers du développement, engagés par nécessité dans une perspective à court et moyen termes. Troisième constat : après plus de 70 ans de fonctionnement de l’AFD, les effets réels de l’aide s’avèrent très difficiles – voire souvent impossibles – à évaluer. Ce triple constat conduit à réfléchir au sens de l’aide dans sa durée.

Sept décennies d’aide publique

La force de ce livre est de montrer, contre toute idée reçue, que cette histoire du développement « ne va pas de soi ». Le travail de François Pacquement, conjuguée à l’aide de l’équipe AFD d’Abidjan dirigée par Bruno Leclerc, a pour vocation de conférer à l’histoire et aux archives un rôle stratégique dans la définition de la politique d’aide. Au risque, sinon, de perdre l’héritage de sept décennies d’aide publique au développement à l’heure où est prônée la diplomatie économique.

L’histoire ivoirienne de l’AFD met en lumière une chronologie économique qui éclaire d’un nouveau jour l’évolution politique. Dans son ouvrage, François Pacquement distingue deux grandes périodes qu’il définit de la manière suivante : « Modernité et coopération » (des années 1940 à 1970) et « normalisation et développement » (des années 1980 à nos jours).

La première phase met en lumière l’économie politique qui préside à l’avènement du régime d’Houphouët. Ce n’est qu’à la fin de la période coloniale, entre les années 1940-1950, que la France imagine une véritable politique économique publique à l’échelle du territoire. Si le cœur politique de l’Afrique occidentale française réside à Dakar, son poumon économique se développe dès lors en Côte d’Ivoire. D’où la place pionnière de l’agence d’Abidjan : la CCFOM est le principal opérateur d’État qui doit soutenir les investissements. Elle agit prioritairement dans le domaine de l’énergie (réseau électrique) et de l’agriculture : les deux piliers des premières doctrines du développement.

Le « ministère du Blanc »

L’âge d’or de la coopération (années 1960-1970) a permis de faire de la Côte d’Ivoire un terrain d’expérimentation de toutes sortes, à l’image de la motorisation paysanne qui s’avère davantage un rêve de développeur qu’une évolution réelle de l’agriculture ivoirienne. Mais plus que la CCFE, c’est bien le poids du ministère du plan, surnommé « ministère du Blanc » pour son nombre de conseillers, experts et techniciens français, qui a pesé dans la poursuite des entreprises coloniales tardives. L’aide directe, sous couvert de la coopération, a alors plus agi que le financement CCFE. Une évidente connivence, dont Houphouët maîtrisait mieux que personne les rouages, s’est ainsi créée.

On comprend mieux les conceptions économiques libérales d’Houphouët à l’indépendance, qui a voulu fonder son régime sur la priorité donnée à l’économie, aux dépens des libertés publiques. Le miracle ivoirien est en ce sens en trompe-l’œil : ce système a finalement « camouflé » à l’aube des années 1980 le taux d’endettement de la Côte d’Ivoire, rendu brutalement visible avec la chute du cours du café cacao, cœur de l’économie nationale.

Les plans d’ajustements structurels (PAS) se sont abattus sur le pays à partir des années 1980. Houphouët a résisté comme il a pu : les banques publiques d’investissement appuyées par la CCFE étaient, depuis les années 1970, l’outil privilégié pour appuyer l’APD en Côte d’Ivoire. Mais avec la mort du « vieux », c’est tout le système (alors chancelant) qui s’effondre.

En 1994, deux étapes consacrent ce virage : la dévaluation du franc CFA est prononcée et par la « doctrine Balladur », symboliquement présentée à Abidjan, la France soumet désormais son aide aux principes des institutions internationales (FMI et Banque mondiale). Sous la pression d’une économie mondialisée et la liquidation programmée de la coopération, l’AFD a fait évoluer ses missions.

Bailleur de fonds officiel au nom de la France

Sa vocation financière, c’est-à-dire de bailleur de fonds officiel au nom de la France, l’emporte sur toutes ses autres missions. L’AFD garantit à ses partenaires les caractéristiques de la sociabilité internationale, autrement dit d’inscrire les demandes d’aide dans les canons du FMI et de la Banque mondiale. L’aide publique au développement se niche, aujourd’hui, dans les fonctions de courtier en financement. La diplomatie économique promue par le gouvernement français l’illustre en 2015-2016 : l’ambassade s’appuie étroitement sur l’AFD pour les contrats de désendettement et de développement (C2D) qui constituent l’une de ses principales feuilles de route.

François Pacquement se garde toutefois de faire prédominer un facteur sur un autre : « Les voies du développement sont mystérieuses », précise-t-il au Monde Afrique. Selon lui, l’équation du développement est la conjugaison de la démographie, le commerceinternational et la décision politique ivoirienne…

Dans des proportions impossibles à réellement mesurer. Au regard de ces trois paramètres, la part de l’aide est à réviser à la baisse, quitte à tordre le cou à certains phantasmes hérités de la Coopération. Reste qu’en 2016, le périmètre d’action de l’AFD s’élargit, pourcouvrir désormais des domaines régaliens : derrière cette financiarisation de l’aide française, il convient également de voir l’élargissement de l’influence de Bercy dont relève l’AFD.

« Histoire de l’Agence française de développement en Côte d’Ivoire », par François Pacquement, Karthala, 2015, 25 euros et 253 pages.

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