La crise militaire déclenchée ce week-end en Russie par Evguéni Prigojine semble avoir pris le pouvoir russe par surprise. Pourtant, le chef du groupe de mercenaires Wagner était de plus en plus isolé dans le paysage politique russe et semble avoir voulu tenter le tout pour le tout. En vain ?
Evguéni Prigojine a cédé. Le calme semblait revenu en Russie, dimanche 25 juin, après un accord qui garantit au patron du groupe Wagner et à ses mercenaires une immunité, à condition qu’il se rende en Biélorussie au lieu de marcher sur Moscou pour un face-à-face avec l’état-major de l’armée russe.
Vladimir Poutine peut-il souffler ? Le président russe aura sûrement du mal à tourner facilement la page d’une crise militaire “sans précédent dans l’histoire récente pour un État dit développé”, souligne Danilo delle Fave, spécialiste de la stratégie militaire à l’International Team for the Study of Security (ITSS) Verona.
Un coup de force pour compenser la faiblesse
L’une des principales interrogations qui doit agiter aussi bien le chef du Kremlin et ses conseillers que les observateurs concerne les raisons des tribulations d’Evguéni Prigojine. La volte-face de dernière minute du chef de Wagner – qui a finalement préféré un aller simple pour la Biélorussie à une marche sur Moscou – peut sembler déroutante pour un homme qui affichait sa détermination à faire tomber Sergueï Choïgou, le ministre russe de la Défense, et son bras droit, Valéri Guerassimov, qui supervise les opérations en Ukraine.
Tout comme la décision initiale de faire éclater une crise aux allures de mutinerie, voire de tentative de coup d’État. Jusqu’à présent, Evguéni Prigojine avait en effet toujours cherché à laisser Vladimir Poutine en dehors de son bras de fer avec l’armée russe.
“Ce soulèvement est le résultat de l’isolement politique dans lequel se trouvait Evguéni Prigojine et de sa relative faiblesse”, assure Danilo delle Fave.
Ces derniers temps, le vent politique semblait tourner en défaveur de l’ex-“cuisinier” de Vladimir Poutine. Valéri Guerassimov – son ennemi intime – a été chargé de coordonner l’offensive russe en Ukraine, tandis que Ramzan Kadyrov, le leader tchètchène qui n’a pas non plus ménagé par le passé ses critiques à l’égard de l’armée russe, “a récemment pris le parti du ministère de la Défense”, rappelle Danilo delle Fave.
Enfin, il y a eu, début juin, la signature d’un décret prévoyant que tous les groupes de mercenaires privés devaient intégrer l’armée régulière à partir du 1er juillet. C’était la fin annoncée de l’autonomie du groupe Wagner, et “donc une menace existentielle pour le poids politique d’Evguéni Prigojine, qui n’aurait plus de troupes sur lesquelles s’appuyer”, souligne Jeff Hawn, spécialiste des questions de sécurité russe et consultant extérieur pour le New Lines Institute, un centre américain de recherche en géopolitique.
Un soulèvement pour forcer Poutine à négocier
Sans troupes attitrées, il n’aurait plus non plus de protection. “Autrement dit, il n’y aurait plus eu d’obstacle à ce qu’il soit poursuivi et mis en prison le jour où le Kremlin en aurait décidé ainsi”, ajoute Jeff Hawn. “À ses yeux, il n’avait plus le choix et devait faire un coup d’éclat”, résume cet expert.
D’où ce soulèvement déguisé en “marche pour la justice”. “Il est important de comprendre qu’il ne s’est jamais agi d’une tentative de coup d’État, mais bien d’une manœuvre de négociation”, estime Will Kingston-Cox, spécialiste de la Russie à l’International Team for the Study of Security (ITSS) Verona.
“Evguéni Prigojine espérait qu’en tapant suffisamment fort sur la table, il pourrait convaincre Vladimir Poutine de prendre son parti contre le ministère de la Défense”, affirme Jeff Hawn. Le patron de Wagner espérait aussi pouvoir compter sur le soutien d’une partie des factions hostiles à l’actuel état-major pour ajouter une pression supplémentaire sur le président russe. “Il est clair en effet qu’il a dû bénéficier du soutien au moins passif d’une partie de la communauté du renseignement et de l’armée car il s’est préparé à ce coup de force en rapatriant des armes et des hommes à Rostov-sur-le-Don. Des mouvements qui n’ont pas pu échapper aux services de renseignement, et pourtant le Kremlin semble avoir été pris de court”, explique Danilo delle Fave.
Mais cela n’a pas suffi. Dès samedi matin, Vladimir Poutine a choisi le camp de son ministre de la Défense en qualifiant les actions des mercenaires de Wagner de “trahison”. Les coulisses des négociations qui ont alors suivi demeurent encore largement méconnues. Mais une chose est sûre : “Evguéni Prigojine et Alexandre Loukachenko ont une relation personnelle, ce qui peut suggérer que le chef de Wagner a contacté son ‘ami’ pour qu’il l’aide à trouver une porte de sortie”, estime Jeff Hawn.
Les détails de l’accord sont tout autant entourés de zones d’ombre. “On connaît simplement la version officielle du porte-parole du Kremlin, Dmitri Peskov, qui a assuré que le patron de Wagner serait ‘en sécurité’ en Biélorussie, tandis que ses mercenaires pourraient intégrer l’armée traditionnelle sans problème”, note Danilo delle Fave.
Les mercenaires Wagner, “dindons de la farce”
Autrement dit, “cet accord donne l’impression qu’Evguéni Prigojine a voulu sauver sa peau tout en sacrifiant ses hommes”, analyse Jeff Hawn. Pour lui, les mercenaires qui rejoindront les rangs de l’armée régulière seront bien mal lotis. “La plupart d’entre eux sont d’anciens militaires qui avaient préféré devenir des mercenaires, ce qui en fait des traîtres aux yeux des officiers. Ils seront donc probablement chargés des missions les plus dangereuses s’ils reviennent sous leurs ordres”, résume Jeff Hawn.
Si le pire semble avoir été évité pour Vladimir Poutine, “la crise est loin d’être passée, et ce n’est que la fin de son début”, estime Jeff Hawn. Nul ne sait, par exemple, quelle va être la réaction des mercenaires de Wagner à la suite de cet accord. “Ils sont les dindons de la farce et il est possible qu’une partie d’entre eux se révoltent contre leur chef”, note Jeff Hawn.
Quid de Sergueï Choïgou et Valéri Guerassimov ? “Rien n’est dit sur leur sort dans l’accord qui a convaincu Evguéni Prigojine d’arrêter sa ‘marche pour la liberté’, alors qu’ils sont au cœur de la crise. Ce qui est plutôt surprenant”, estime Will Kingston-Cox. Pour Danilo delle Fave, il faudra en grande partie juger l’impact de la crise sur le régime de Vladimir Poutine à l’aune du devenir de ces deux hommes. “S’ils sont remerciés, cela voudra dire que Vladimir Poutine a cédé à la pression du chef d’un groupe de mercenaires, ce qui ne serait pas bon pour son image. S’ils restent, cela va renforcer l’hostilité des factions anti-Choïgou, ce qui risque aussi de fragiliser le pouvoir”, conclut Danilo delle Fave. Evguéni Prigojine a beau avoir échoué dans son coup de force, il a réussi à ouvrir la boîte de Pandore des luttes intestines en prouvant, comme le dit Will Kingston-Cox, qu’il “n’est pas très difficile de lancer une mutinerie en Russie en ce moment”.