La destruction, mardi, du barrage de Kakhovka, à proximité de la ville de Kherson, a été présentée comme un coup dur porté à la stratégie militaire de contre-offensive envisagée depuis des mois par les forces ukrainiennes. Pour plusieurs experts interrogés par France 24, il ne faut pas surestimer l’importance de la traversée du Dniepr dans les options stratégiques qui s’offrent à l’Ukraine pour reconquérir les territoires occupés par la Russie.
Il n’est pas le seul, mais le chancelier allemand, Olaf Scholz, a exprimé sans ambages les soupçons sur l’origine et les motifs de la destruction du très stratégique barrage de Kakhovka, mardi 6 juin. “En considérant tous les éléments, on doit naturellement supposer que c’était une attaque russe pour stopper l’offensive de l’Ukraine visant à libérer sa propre terre”, a soutenu le chef de gouvernement allemand.
Moscou s’est empressé de contester ces accusations qui avaient aussi été reprises par les autorités ukrainiennes. Sergueï Choïgou, le ministre russe de la Défense, a mise en cause Kiev, qui aurait cherché à “empêcher les actions offensives de l’armée russe sur cette partie du front” en sabotant le barrage.
Impossible de traverser le fleuve ?
Quel qu’en soit l’auteur, ce nouvel épisode du conflit qui force des dizaines de milliers de personnes à fuir la zone sinistrée aura aussi un impact sur le cours de la guerre. Ces millions de mètres cube d’eau qui se sont déversés dans le fleuve Dniepr adjacent, inondant tout sur leur passage, font que “si nous voulions traverser la rivière à cet endroit, c’est désormais devenu impossible”, a assuré un officier ukrainien qui a préféré garder l’anonymat, interrogé par le Financial Times.
L’une des hypothèses les plus souvent avancées à propos des plans de contre-offensive ukrainienne à venir était justement que l’armée traverse le Dniepr dans la région de Kherson, où le fleuve est plus étroit, pour ensuite avancer au plus vite vers la Crimée. L’objectif aurait été de couper les lignes d’approvisionnement russes qui partent de la péninsule pour soutenir les troupes stationnées dans la région de Zaporijjia et dans le Donbass.
Un plan qui semble désormais compromis. Certes, la traversée n’est pas impossible, souligne Jeff Hawn, spécialiste des questions militaires russes et consultant extérieur pour le New Lines Institute, un centre américain de recherche en géopolitique. “L’infanterie peut toujours passer, en petits groupes, mais pas des véhicules blindés”, résume-t-il.
Le problème ne vient pas seulement du niveau de l’eau. “La destruction des infrastructures, à la suite des inondations, et les débris qui vont traîner risquent de ralentir l’avancée des soldats qui auraient réussi à franchir le fleuve”, ajoute Jeff Hawn. De quoi réduire à néant la raison d’être d’une telle traversée du Dniepr.
La traversée du Dniepr, une option
Dans ce scénario, la destruction du barrage de Kakhovka doit pousser l’état-major ukrainien à repenser sa contre-offensive. Une bénédiction pour Moscou, qui peut profiter de ce répit pour “mieux organiser ses défenses”, assure le Wall Street Journal.
Sauf que plusieurs experts interrogés par France 24 estiment qu’une traversée du Dniepr à cet endroit n’a jamais été une option sérieusement envisagée. “Cette catastrophe n’aura aucun impact, à mon avis, sur la contre-offensive car Kiev semble de toute façon vouloir mettre l’accent sur une offensive d’ampleur dans la région de Vuledar et Donetsk”, estime Sim Tack, un analyste militaire pour Forces Analysis, une société de surveillance des conflits.
“La région de Kherson représente un mauvais choix pour franchir le Dniepr, car le terrain y est très marécageux. Même avant les inondations, il aurait été très compliqué d’un point de vue logistique d’organiser la traversée des blindés nécessaires pour mener la contre-offensive”, confirme Huseyn Aliyev.
Tout pourrait donc continuer comme si de rien n’était ? Pas tout à fait. “Cette catastrophe fait définitivement disparaître une option que les Russes étaient malgré tout obligés de prendre en compte”, reconnaît Huseyn Aliyev.
Autrement dit, les quelques défenses que Moscou se devait de maintenir dans cette région au cas où peuvent désormais être librement réaffectées ailleurs. À commencer par Donetsk. “C’est dorénavant la cible la plus probable de la contre-offensive ukrainienne qui pourrait ainsi contourner le Dniepr et descendre vers Marioupol, un objectif hautement symbolique pour l’armée ukrainienne”, note Jeff Hawn.
Des Russes affectés aussi
Cette catastrophe présente un autre avantage pour les Russes : elle peut distraire Kiev. Pas facile de mener une grande offensive quand il faut, en même temps, organiser les secours et suivre l’évolution de la situation humanitaire. L’Ukraine pourrait être tentée de retarder ses opérations militaires le temps d’avoir la situation bien en main dans les parties de la région de Kherson sous son contrôle.
Mais les autorités ukrainiennes, soumises à une pression internationale, peuvent difficilement repousser trop longtemps leur contre-offensive. “Politiquement, Kiev doit démontrer que le soutien militaire international sert à quelque chose. C’est pourquoi, quoi qu’il arrive, la contre-offensive reste la priorité numéro 1 du gouvernement”, estime Jeff Hawn. “L’Ukraine dispose, en outre, de suffisamment de personnel civil pour ne pas avoir à dégarnir son front afin de venir en aide aux civils dans les zones inondées”, ajoute Sim Tack.
D’ailleurs, l’Ukraine n’est pas la seule affectée par les inondations. “Ce sont les soldats russes qui devaient assurer la défense de la rive du Dniepr qui ont été en première ligne”, assure Huseyn Aliyev. Ils ont dû quitter leur position en urgence, et ont pu être obligés de laisser de l’équipement en partant.
“Des routes ont été inondées côté russe du Dniepr, ce qui peut avoir un impact négatif sur l’organisation du ravitaillement depuis la Crimée, qui est un centre logistique important pour les troupes russes installées dans le sud de l’Ukraine et dans le Donbass”, rappelle cet expert.
Mais c’est surtout, qu’à plus long terme, cette catastrophe peut jouer en défaveur de la Russie. “Les inondations ont endommagé le système d’irrigation de la Crimée. Si la péninsule vient à manquer d’eau, la Russie aura des difficultés à y maintenir toute son organisation et ses troupes très longtemps”, estime Sim Tack.
Si la Russie est réellement derrière la destruction du barrage pour tenter de perturber les préparatifs ukrainiens, son calcul s’apparente à un coup de billard à trois bandes bien incertain.