06022023Headline:

Twitter: comprendre la nouvelle labellisation des médias qui fait polémique

en avril, ne te découvre pas d’un fil. Force est de constater que CBC et Radio-Canada ne suivront pas l’adage cette année : leurs fils Twitter ne seront plus déroulés sur leurs comptes respectifs, du moins pour un temps. Lundi 17 avril en soirée, les deux grands médias canadiens ont décidé de « suspendre » leurs activités sur le réseau social. En cause : l’étiquette « média financé par le gouvernement » accolée le jour même par la firme d’Elon Musk, propriétaire de Twitter depuis l’automne dernier. Le chef de l’opposition conservatrice canadienne, Pierre Poilièvre, qui en avait fait la demande publiquement auprès du milliardaire, s’en est félicité : « Maintenant, les gens savent que c’est de la propagande Trudeau [le Premier ministre canadien], pas des nouvelles »…

 

 

« En mettant ainsi en doute notre indépendance au moyen de cette étiquette mensongère visant à tromper le public, ce réseau remet en question l’exactitude et le professionnalisme du travail effectué par nos journalistes », a réagi le groupe dans un communiqué. « Notre journalisme est impartial et indépendant. Prétendre le contraire est faux », a-t-il ajouté, rappelant que son « indépendance éditoriale » était protégée par loi, et qu’il était « financé par des fonds publics au moyen d’un crédit parlementaire voté par tous les députés ». Le groupe affiche d’ailleurs ses sources de financement en détail et en transparence sur son site internet.

L’expression « financé par le gouvernement » est effectivement impropre, comme le précise l’entreprise sur son site : « La politique de Twitter définit les médias financés par le gouvernement comme des cas où le gouvernement “peut intervenir à divers degrés dans le contenu éditorial”, ce qui n’est clairement pas le cas pour CBC/Radio-Canada. ».

De son côté, la chaîne britannique BBC avait elle aussi été estampillée « média financé par le gouvernement », avant d’atterrir dans la catégorie « financée par des fonds publics ».

RFI également concernée
Depuis début avril, ce sont ces trois nouvelles catégories de classement, décrites dans les conditions d’utilisation du réseau, qui sont au cœur de la polémique : média affilié à l’État (« state-affiliated media »), média financé par le gouvernement (« government-funded), et média financé par des fonds publics (« publicly-funded media »). Et le problème, c’est que cette labellisation est accordée – et possiblement retirée aussi sec – de manière arbitraire.

 

À cette polémique des catégories, se superpose celle du « badge » Twitter, qui était, en quelque sorte, le gage du sérieux d’un compte influent. Symbolisé par une coche bleue pour la majorité des comptes (et désormais dorée pour les médias), il identifiait, jusqu’à l’arrivée d’Elon Musk, les comptes officiels (politiques, journalistes, chefs d’entreprises, institutions) et permettait de confirmer leur identité et de les différencier des autres comptes et des « bots », qui n’ont qu’une existence virtuelle et poursuivent des objectifs malintentionnés.

Fin 2022, après avoir acquis Twitter, non sans douleur, l’une des premières décisions du milliardaire fut d’annoncer que la certification d’un compte serait payante. Aujourd’hui, un particulier doit débourser entre 8 et 11 dollars et une entreprise 1000 dollars mensuels. Jusqu’ici les deux types de « certifications » coexistaient ; à partir de ce 20 avril, seuls ceux qui paieront pourront prévaloir de ce badge bleu.

« Le défi majeur ici est qu’il est très simple de créer 10 000 ou 100 000 faux comptes sur Twitter avec un seul ordinateur et une IA moderne. C’est pour cette raison que la vérification ne peut se faire qu’avec un numéro de téléphone et de carte de crédit », avait justifié le nouveau patron. Pour Olivier Lascar, journaliste scientifique, spécialiste du numérique et auteur d’Elon Musk, l’homme qui défie la science, c’est un problème : « N’importe quel mauvais plaisant qui aura envie de déverser n’importe quoi sur Twitter peut se payer le macaron. Cela veut même dire que quelqu’un qui prend comme nom New York Times alors qu’il ne l’est pas du tout, peut se payer le macaron, alors que dans le même temps, le vrai New York Times ne le fera pas », décrypte-t-il.

En effet, les médias publics n’ont pas été les premiers à pâtir des fourches caudines du magnat. Le New York Times, suivi sur Twitter par 55 millions d’internautes, avait prévenu qu’il ne payerait pas pour garder son label. La sentence fut immédiate. Après deux tweets ravageurs d’Elon Musk, qualifiant le contenu publié par le quotidien aux 135 prix Pulitzer de « propagande, même pas intéressante », le badge de certification de celui-ci disparaissait…

 

Voilà où en est le Twitter de Musk. Un compte certifié New York Times qui n’est pas le New York Times et le compte officiel du New York Times qui n’est plus certifié.
Rappel : la pastille n’indique plus si elle est légitime ou achetée. pic.twitter.com/XC0PB93h2V

 

Une conception particulière du journalisme
Le fantasque patron de Tesla, deuxième fortune mondiale, n’a jamais caché la conception qu’il se faisait du journalisme, de la liberté d’informer, ni sa défiance vis-à-vis des médias « historiques », notamment ceux classés à gauche par les conservateurs américains, dont le très respecté New York Times.

« Elon Musk, éclaire Olivier Lascar, prétend depuis longtemps que les médias contrôlent la parole publique, qu’ils sont dans la doxa, qu’ils sont dans la parole “woke”, et qu’il faut des personnes comme lui pour déverrouiller la parole pour faire en sorte que la liberté d’expression puisse réellement se développer sur la place publique » qu’est aujourd’hui Twitter. Dans cette veine, il promeut un « journalisme citoyen », avec des faits rapportés par les utilisateurs, qui aurait selon lui autant de valeur et de légitimité que le travail des journalistes professionels : il s’agit de « donner plus de place à la voix du peuple ».

L’épisode des « Twitter Files » lui a donné l’occasion, pense-t-il du moins, de le prouver : début décembre, le milliardaire organise lui-même une fuite de documents appartenant à l’ancienne direction de l’entreprise. Ceux-ci, censés montrer la censure à l’endroit des cercles conservateurs aux États-Unis, ne révéleront finalement pas grand chose sur la politique de modération de l’ancienne équipe dirigeante. Le désintérêt des grands médias devient manifeste, preuve pour Musk que ceux-ci préfèrent « l’État plutôt que le peuple ».

Le réseau social, fondé en 2006, est certes « un nain » de 250 millions d’utilisateurs comparé aux autres réseaux sociaux (Facebook, Instagram comptent quelques milliards d’usagers), mais un formidable outil d’influence et de communication politique, économique, idéologique. « Voir ce réseau social aux mains d’un olibrius comme Musk, ça pose question », ajoute Olivier Lascar. Pour autant, il ne voit pas en lui « un idéologue » proche de l’Alt-right américaine, mais davantage un patron opportuniste, qui veut « faire de Twitter le bras armé de la communication au service de ses propres entreprises », à l’instar de ces « capitaines d’industrie » qui autrefois achetaient des groupes de journaux dans la même logique d’influence.

Avec Tesla, SpaceX ou encore sa nouvelle startups d’intelligence artificielle, Elon Musk a sans doute d’autres projets plus ambitieux. « Il est vraisemblablement aux commandes de Twitter depuis son rachat, mais il va s’en détacher. Il ne va pas passer son temps à bâtir un modèle réactionnaire. Le soufflé va vite retomber », croit ainsi savoir Olivier Lascar.

 

Le départ volontaire de certains médias – auquel s’est ajouté, mardi, celui de la Radio suédoise SR – marque-t-il le début d’une hémorragie du réseau à l’oiseau bleu ? « Quitter Twitter n’est pas si simple que ça », relève Julien Pillot, professeur en Économie et Stratégie numériques à l’école de commerce Inseec, en raison de « la communauté d’intérêt » qui « sert à relayer vos informations et sert également à vous informer vous-même ». « Sauf à trouver un réseau social alternatif qui aujourd’hui n’existe pas avec la qualité des interactions que l’on peut quand même trouver sur Twitter, vous n’avez pas vraiment d’intérêt à changer de réseau social ».

Les annonceurs, eux, auraient plus de liberté pour aller faire de la publicité ailleurs, estime le spécialiste. C’est d’ailleurs ce qu’ils ont commencé par faire à l’arrivée d’Elon Musk, avant d’y revenir. « Mais si vous voulez l’audience qualifiée qu’il y a chez Twitter avec les CSP+ et les influents de ce monde, vous avez besoin d’être sur Twitter, raison pour laquelle tous les annonceurs n’ont pas encore déserté la plateforme », conclut Julien Pillot, invité du Débat du jour sur RFI, mardi 18 avril.

Olivier Lascar, rédacteur en chef à Sciences et Avenir, estime lui aussi que « dans la sphère de la communication et de la presse, c’est difficile de faire sans » le réseau à l’oiseau et pronostique un « effet de masse qui va rester limité ». « C’est un réflexe classique de consommation, comme quand WhatsApp avait changé sa politique d’utilisation [à la suite de son rachat par Facebook]. Il y a eu un engouement pour le réseau social Signal, mais tout le monde est revenu sur WhatsApp », rappelle-t-il, avant de relativiser : « Twitter est un instrument accessoire, c’est une vitrine. Google m’inquiète beaucoup plus, c’est lui qui régente notre vie. »

La solution résidera peut-être dans la régulation des réseaux sociaux et, au-delà, des Gafam (Google, Apple, Facebook, Amazon). C’est en tout cas l’objectif du règlement européen sur les services numériques (Digital Services Act), qui vise à encadrer ces grandes plateformes, et qui entrera en vigueur en février 2024.

 

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