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Docteur Yapo Etté Hélène (autopsie des corps): « Nous faisons parler les corps et les squelettes… »

 

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Professeur Yapo Etté, enseignante en médecine légale, livre, dans cette interview, les secrets qui entourent cette science. Elle fait également le tour des perspectives, et aborde le congrès panafricain (de la médecine légale) qui s’est ouvert à Yamoussoukro, le mardi 1er mars 2016

Du 1er au 5 mars 2016, l’African society and médecine (Asfm) organise le premier congrès de la médecine légale. Vous avez bataillé dur pour obtenir ce congrès. N’est-ce pas ?

Pr Yapo Etté : C’est la société africaine de médecine légale qu’on appelle Asfm, une société panafricaine qui a été initiée par les pays anglophones, qui a d’abord fait sa première conférence au Botswana, et puis au Nigeria, et enfin au Kenya. Et pour la première fois, c’est en Côte d’Ivoire et dans un pays francophone. Et heureusement pour nous, nous n’avons pas bataillé dur pour obtenir ce congrès.

Pourquoi ?

Parce que la Côte d’Ivoire est le seul pays en Afrique de l’ouest à disposer de six médecins légistes qualifiés. Donc, qui font carrière dans la médecine légale, et qui disposent également d’un institut de médecine légale. Je me suis battue pour que la Côte d’Ivoire dispose d’un institut de médecine légale très bien équipée, qui nous a été gracieusement offert par la coopération allemande, la Gtz, dans le cadre d’un projet de renforcement des capacités avec la police judiciaire. Et donc la médecine légale a été considérée comme une composante de la police scientifique puisqu’elle participe utilement aux enquêtes judiciaires. Nous sommes une unité de six, et nous travaillons ensemble. Nous sommes très soudés, nous avons fait notre expertise, toute modestie mise à part, sur le continent et même ailleurs. Ça été comme une récompense naturelle qu’on ait été choisi. Quand nous avons a été choisis, je participais même à la quatrième conférence à Nairobi. En fait, c’est la Croix Rouge internationale, qui est partie prenante dans cette conférence, qui m’a invitée. Ils m’ont demandé, et j’ai accepté tout en sachant que c’est un challenge parce qu’on n’avait même pas un an pour préparer une cérémonie d’une telle envergure. On a fait ce qu’on a pu et nous sommes obligés de relever le défi.

Avez-vous la capacité d’accueillir le monde qui va déferler pour booster cette science?

Nous sommes prêts. De toutes les façons, nous n’avons pas le choix. Nous sommes prêts sur le plan scientifique. Même si sur le plan financier, c’est un peu dur. Sinon, pour avoir participé à de tels évènements dans certains pays et avoir été dans le comité d’organisation, tout est payé d’avance. Mais ici, c’est une fois sur place que les participants vont vouloir payer. Cela voudrait dire qu’il faut trouver des moyens avec nos prestataires, de manière à être crédibles. Nous pensons que tous, à savoir, partenaires et prestataires, ont compris que c’était pour le rayonnement de la Côte d’Ivoire, le gouvernement en premier lieu. La ministre de la santé a compris que c’était pour le rayonnement de la Côte d’Ivoire, avec une conférence scientifique d’une telle envergure.

Vous avez dit que c’est quasiment une île, un oasis au niveau de l’Afrique de l’ouest. Que ressentez-vous face à un tel service qui est vraiment restreint, et qui est partout en même temps?

C’est restreint en Afrique parce c’est une discipline qui n’est pas bien connue encore, mais qui suscite beaucoup de vocations de plus en plus. Et c’est lié à l’évolution des sociétés, de la violence aussi. Comme la médecine légale, c’est une médecine qui est avant-gardiste, et qui est au service de la société. Ça fait partie des sciences légales. Au service de la justice et plus largement au service de la société. C’est la médecine des victimes de violence, je dirai même plus, c’est la médecine qui enseigne l’éthique aux professionnels de la santé. Et nous avons la chance d’être mis dans une équipe. Dans les autres pays francophones, notamment, le Bénin et le Togo, c’est encore une discipline un peu éparse où les professionnels de cette science ne travaillent pas forcément ensemble. Et ils font l’évaluation de beaucoup de dommages corporels, comme au Sénégal. Alors qu’en Côte d’Ivoire, on a la particularité de faire ce qu’on appelle la thanatologie. C’est-à-dire faire des autopsies, travailler sur les morts, et aujourd’hui, nous voulons étendre cette discipline. Nous voulons désormais travailler sur les personnes vivantes.

Cette conférence va aborder des thèmes et non des moindres : la résolution des conflits en Afrique, le rôle de la médecine légale ». Concrètement qu’est-ce que cela veut dire ?

Nous allons aborder cinq thèmes. Le premier thème est un des avantages de la conférence : « la résolution des conflits en Afrique, le rôle de la médecine légale». La médecine légale est faite pour servir la société. La société aussi évolue, et la justice dont se sert la médecine légale, va également évoluer. Et apparaissent les conflits. Il était évident pour moi que nous envisagions cette conférence dès le départ, en définissant les conflits. Là, nous allons faire intervenir un sociologue qui va vraiment nous expliquer les conflits et leurs mutations. Parce que les conflits induisent les notions de violence. Parce que nous avons deux protagonistes : les auteurs des violences et les victimes. Les victimes en général, c’est la société. Celle-ci réagit face à cette violence.

Cela suppose-t-il que vous allez parler des investigations et de la façon d’aborder et de comprendre les violences ?

Oui , nous allons aborder d’autres sous-thèmes. Il y en a quatre. D’abord, les investigations des violences. Comment comprendre les violences ? Comment régler les problèmes des violences ? Surtout qu’aujourd’hui, on parle de justice transitionnelle. Les victimes doivent comprendre pourquoi il y a eu ces violences.

La médecine légale permet-elle de savoir cela ?

Bien sûr ! Parce qu’avec l’un des fleurons de la médecine légale qui est la thanatologie, c’est de dire dans quelle circonstance ces violences sont survenues, et si nous avons ces circonstances, nous pouvons expliquer les causes.

Et trouver des solutions rapidement?

Pourquoi pas. Il faut connaître l’origine, et ensuite traiter les causes. Il s’agira de documenter les violences. Et nous aboutirons sur des points importants de la justice transitionnelle qui est cette justice mettant la victime au centre de ces conflits. D’abord, il faut évaluer cette victime. L’évaluation permet de la reconnaître dans son statut de victime. Il faut lui accorder son droit à la réparation. Et une fois que nous avons cela, nous irons à l’indemnisation et parler de réconciliation, en ce moment-là. C’est ça la justice transitionnelle. La justice traditionnelle va punir les auteurs, surtout si les responsables sont trouvés. Mais la médecine légale aussi joue un rôle à ce niveau, en recherchant les responsabilités. Un exemple simple : je parle de conflit interpersonnel entre un couple. Une femme qui décède, on accuse le mari parce qu’ils ont souvent des histoires. Il est mis aux arrêts en attendant. On ne peut pas se contenter de l’accuser sans preuve matérielle. On dira aux légistes : « venez documenter le corps par l’autopsie pour voir s’il a été victime de violence. Mais on peut ouvrir le corps, et puis elle peut être victime d’infarctus qui peut être intervenu effectivement au cours d’une rixe. Les tensions vont s’apaiser entre les familles. Au lieu de spéculer, on appelle le médecin qualifié pour faire parler les corps. Pour déterminer quels sont les circonstances de la mort.

Faites-vous parler le corps?

C’est une manière de parler parce que nous avons des outils pour dire ce qui lui est arrivé. Vous savez, le corps humain est comme une machine. Nous les faisons parler à travers nos outils de travail, pour des résultats. Mais nous le faisons également pour les personnes vivantes qui nous voient trop en médecin des morts. Une personne vivante qui a été victime de guerre notamment, a perdu une jambe, il faut l’évaluer aussi. C’est vrai que nous ne sommes pas trop proches des faits, pour évaluer l’authenticité des lésions. Même loin des faits, la personne a ses séquelles que nous pouvons toujours évaluer. Puis, confronter les données des témoignages aux récits de la victime, et puis dire en effet que tel type de lésions, a un lien de causalité avec les dires de la victime. Donc, les victimes vivantes ne sont pas bien évaluées parce que beaucoup d’Ong n’ont pas forcément les médecins qualifiés pour ça.

Dans ces conditions, qu’allez-vous faire ?

Notre cheval de bataille, c’est de former. Parce que nous sommes enseignants également. Nous ne sommes pas nombreux mais nous pouvons faire le travail. Nous avons fait les exhumations sur la crise en Côte d’Ivoire, même si nous n’avons pas encore fini de le faire. L’essentiel, c’est de nous donner le temps. Donc, c’est pour vous dire que les victimes vivantes, il faut leur donner les moyens d’être évaluées. Pour que leurs évaluations soient transcrites sur des certificats qu’ils peuvent présenter valablement en justice. Nous ne sommes pas nombreux pour nous accaparer la discipline. Je suis professeur de médecine légale, je veux former. Qu’on nous donne les moyens de former des médecins afin de les déployer sur le territoire. Et évidemment, la demande de la sous-région est aussi forte. C’est parce que nous avons une véritable expertise ici.

Vous comptez apportez une solution aux migrations de masse? Avez-vous une idée de ces déplacements en Côte d’Ivoire, à la suite de la crise postélectorale ?

Nous parlerons des enjeux des migrations de masse pendant les conflits. La Côte d’Ivoire a eu son lot de conflits, qui ont occasionné des déplacements de populations en interne et en externe. C’est un enjeu mondial aujourd’hui avec toutes les personnes qui fuient les pays en guerre, qui migrent en Europe. Le chemin de l’immigration est jalonné de cadavres. Mais j’ai choisi tout particulièrement les enjeux éthiques parce qu’il y a un phénomène qui m’a interpellée. C’est le jour où le corps du jeune Imran, s’est retrouvé sur la berge en Turquie. Cela a suscité vraiment des émotions chez les gens. Mais après, il y a eu le retour du bâton. Quand il y a eu l’attaque du Bataclan, on a dit que c’est parce qu’on a accepté les migrants. Alors que ces personnes ont besoin de notre aide. Il faut pouvoir dépasser les violences qu’il y a eues. On ne peut pas faire de l’éthique sans avoir une fibre spirituelle. Sans avoir la crainte de Dieu. C’est dans ce cadre-là que nous voulons susciter l’engagement à travers ces conférences qui réunissent plusieurs experts, et que nous allons avoir des réflexions communes, pour harmoniser nos aptitudes et présenter à nos États, la bonne gouvernance vis-à-vis de ces migrants.

Parlant de conflit, des médecins prennent des risques. L’exercice à cette période est-il encore plus délicat ?

Nous avons connu notre crise, et des médecins ont pris des risques, d’autres ont été agressés. Il faut que nous planchions sur le comportement du médecin en période de crise. Et attirer le regard des militaires qui doivent respecter l’action humanitaire de ces personnes qui risquent leur vie. Et dans ce cadre-là, nous avons eu l’appui de la Croix Rouge internationale qui a beaucoup travaillé sur la question.

Comment, après plusieurs années, vous pouvez identifier le corps des personnes qui ont disparu lors de la crise ivoirienne ?

Nous appelons cela l’identification médico-légale des personnes disparues. Et elle sera également abordée. Au-délà, c’est ce que nous appelons le volet social de la guerre. En dehors de chercher les responsabilités des auteurs, et de les punir, il y a quand même le volet social. Le droit de savoir. Si on veut la paix, il faut que la victime soit apaisée ; victime vivante ou le mort, à travers sa famille. Nous avons eu même des victimes qui ont perdu la mémoire. Elles traînent dans d’autres villes. Il a des troubles psychiatriques. Le problème d’identification est très important. Nous avons eu à gérer des exhumations. Le problème est venu du fait que pendant la guerre, des gens ont été inhumés de façon sommaire dans les fosses communes. Il fallait les exhumer et rendre une sépulture correcte. Si ces corps ont été identifiés, nous utilisons les moyens de l’anthropologie médico-légale. C’est-à-dire, ces corps là ont été vus pour la plupart au stade de squelette. Un squelette ça parle, mais il y a des façons de procéder. Identifier à partir d’un squelette, c’est facile. On peut dire l’âge, le sexe, l’ancienneté. Ici, on peut dire ce qui relève de 2002 ou ce qui relève de 2011. À partir des os, dire si c’est un noir, si c’est un négroïde ou un caucasien. On se base également sur les objets personnels de ces personnes.

Pouvez-vous l’attribuer à une famille?

Tout à fait. Mais attention, nous ne travaillons pas seuls. Nous nous servons des anthropologues basiques, et toute une équipe pluridisciplinaire notamment l’entité judiciaire qui va faire un travail en amont, qui est d’établir des fiches des données ante mortem. Les assistants sociaux, les psychologues, vont également jouer un rôle. Il faut amener les parents des gens à venir témoigner. Ce sont ces données ante mortem, qui font que nous avons la traçabilité de la personne. On fait aussi nos analyses post-mortem à partir des données anthropologiques et nous faisons ce qu’on appelle les macthings (des comparaisons), avant de passer à l’étude de l’Adn. Parce que l’Adn, ça coûte cher. Nous sommes un pays fragile, nous n’avons pas les moyens. Donc nous ne pouvons pas sauter d’un coup pour aller à l’Adn. Mais nous avons des moyens simples. Avec nos mains et nos compétences, nous pouvons rendre service au gouvernement ivoirien. Ce travail a permis de rendre certains corps aux familles. Mais beaucoup de travail reste encore à faire.

Le milieu carcéral a été secoué par une fusillade avec la mort de Yacou Le chinois. Avez-vous pensé à apporter votre expertise dans le milieu carcéral ?

Les domaines d’études de la médecine légale, c’est la thanatologie (l’étude des morts), la médecine légale des personnes vivantes. Et puis, il y a le volet éthique. Nous formons des médecins à avoir une bonne pratique médicale : comment se comporter avec son malade. Nous formons la société à respecter la personne humaine. Quelles sont les personnes qui ont droit au respect ? Ce sont des personnes privées de liberté. Il y a des personnes certes coupables. Mais il y a des gens aussi qui sont en attente de jugement, qui ne sont peut-être pas coupables ? Aujourd’hui, la grande tendance en milieu carcéral, c’est d’humaniser les prisons. Et pour suivre le respect des droits de ces personnes-là, il y a le personnel pénitentiaire, et également les détenus. Il faut garantir la sécurité dans ces lieux. Et la personne la mieux indiquée pour le faire, c’est le légiste. Notre objectif, c’est de documenter les lésions qu’on peut trouver, et les responsabilités.

Les lésions représentent quoi?

Ce sont les coups et blessures, pendaisons, tortures, des traumatismes et des maladies telles que la gale. Et ces personnes, il faut les soigner. Car, se retrouver en prison, ça peut arriver à tout le monde. Si la personne est diabétique, comment elle va suivre son traitement ? Donc, nous allons essayer d’instaurer l’éthique dans les prisons. Nous allons mettre en place des dispositions, pour qu’une personne, même en garde à vue, soit apte à supporter cette garde à vue. Et voir si pendant qu’elle est en garde à vue, elle n’a pas subi des sévices corporels. Et avant de sortir, nous devons voir si elle sort telle qu’elle est entrée. Il faut que les dirigeants puissent permettre que ces personnes privées de liberté, puissent bénéficier des mêmes soins qu’une personne en liberté.

Comment une femme comme vous, avez accepté un métier aussi délicat ?

C’est un métier comme tout autre. Au départ, je suis allée en France pour la science sociale. Et au cours de ma formation, la médecine légale y était. Et finalement je m’y suis habituée.

Cette médecine légale a-t-elle bouleversé vos habitudes alimentaires ?

Pas du tout. Je suis comme tout le monde. J’ai mes préférences alimentaires, qui ne sont pas liées à mon boulot. Je fais mon boulot correctement. Quand il s’agit d’une autopsie, je la fais tranquillement et calmement. Nous évitons la pression qui peut influencer notre travail. C’est tout.

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